Pas de liberté pour les amis de la liberté

Où Philippe Murray démontre que tout était prêt pour que nos sociétés accueillent avec enthousiasme la folie covidiste...

Figure du milieu intellectuel parisien, Ph. MURAY (1945-2006) publie en 1991 un essai au vitriol, l’Empire du Bien. La chute du mur de Berlin, l’effondrement du bloc soviétique, la fin du tyran Ceaucescu en Roumanie et celle de l’apartheid ainsi que l’intervention militaire dans le Golfe pour libérer l’émirat du Koweït consacrent alors, pour certains, « la fin de l’histoire » (Francis Fukuyama). La démocratie libérale et l’économie de marché, les droits de l’Homme et les valeurs de l’Occident triomphent. Le camp du Bien s’impose, le nouvel ordre mondial (George Bush senior) est en marche…

Ce camp, Muray le débusque, l’ausculte, le tourne en dérision, et, cela fait, il nous met en garde : le Bien est effrayant, sa destinée est totalitaire. Muray décrit d’abord l’imperium d’un prêt-à-penser. Ce formatage des esprits à bien penser, à penser en fonction du Bien est évidemment une manière de ne plus tolérer la pensée, car « le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu’on ne se pose plus ». En somme, « voilà l’épopée », nous dit-il, « tout ce qui a définitivement raison contre ce qui a tort à jamais. » « Inséparable de la civilisation des masses », le « terrorisme du Bien » enferme dans des choix binaires (oui-non, gentil-méchant) à l’image des blockbusters hollywoodiens ou des pseudo-débats de la TV soap. Muray attire aussi l’attention sur la nature du Mal. Il pointe sa disparition apparente, sa mise sous l’éteignoir (« Nous sommes trop fragiles, désormais, bien trop privés d’immunités pour d’autres ennemis qu’à titre vraiment posthumes », car cet Empire est aussi une forme de stade terminal, « la vieillesse du monde, l’interminable troisième âge de la planète »).

Le système use donc de stimuli, de mises en scènes, de revivals (les nouveaux Hitler, Saddam, Ben Laden, Poutine, c’est le succès assuré !). Il donne à voir du Spectacle ! Ce qui importe n’est pas la réalité du Mal, mais « la croyance de tous à la réalité du Mal ». A travers la ruée sur les produits de base en 1991 (« Première guerre du Golfe »), Muray observe la masse rejouer 39-45. « Au plus léger signal », les spectateurs adhèrent au Spectacle, comme par magie. Ainsi, « on a participé. On a prouvé qu’on y croyait. On a eu peur quand il fallait, on est resté chez soi par crainte des attentats, on a renoncé à prendre l’avion, on a presque cessé de consommer ». Et de décrire les rues de Paris (« où l’on ne croisait plus que des incroyants ») désertes, déjà, un spectacle en soi !

Le Bien exhibe des Idoles aux yeux des masses. Encore faut-il que chacune soit « massive », « suffisamment impressionnante, et que la question de la justifier ne se pose plus pour personne » (de Nelson Mandela à Zelensky, en passant par la France « black, blanc, beur » ou Intouchables, quatre fois Amen ; je vous laisse compléter la galerie). Des Idoles et des Causes, des Victimes, en veux-tu en voilà, nouvelles, recyclées, éphémères. Qu’importe, « c’est leur collection qui est grandiose. C’est cette Charity connection tout entière qui a de l’allure ». L’ère est compassionnelle et préventive, jusqu’à l’obsession. Pour la désigner Muray, exhume un mot du XVIIème siècle : « cordicole », de cor, cordis : coeur, et colo : j’honore. « C’est le grand gala du Show du Cœur ». Ses hérauts doivent « avoir l’air, à chaque instant de découvrir la Lune des Bienfaits », dire le Juste, défendre le Bien, avec conviction, avec virulence si nécessaire. Donner l’illusion de penser seul. S’offusquer, souvent, beaucoup, en meute. Réclamer « des lois ! Des lois ! ». Se prévaloir de l’Intérêt général. Ainsi se forgera l’Opinion, unique comme la monnaie. Et in fine le Consensus, qui, « au fond des choses, n’est qu’un autre nom pour la servitude », on l’a vu avec le petit Covid, mais nous y reviendrons !

Dès lors, malheur aux non-alignés, car « le lynchage accompagne le Consensus comme l’ombre accompagne l’Homme ». « La base démocratique (je souligne) de la nouvelle tyrannie permet de rejeter d’emblée aux extrêmes confins de la société quiconque ose seulement problématiser cette tyrannie ». Pire, « au nom de l’intérêt général, tout devient suspect, dénonçable » : au premier rang, le point de vue divergent, l’esprit critique, la liberté individuelle. Celle-ci est tout bonnement en péril selon Muray, qui assène : « Pas de liberté pour les amis de la liberté ». Certes, cela n’est pas nouveau. Bernanos avait vu se dessiner après 45 « une humanité docile, de plus en plus docile ». « Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, ajoutait-il, vous l’appelez déjà des désordres, des fantaisies ». Quelques décennies plus tard, l’individualisme, la marchandisation, les mass-medias et la technologie n’ont fait qu’accentuer le processus.

Tare occidentale d’abord, « l’Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d’abord l’Empire du combien », celui de la marchandise (la marchandise, on l’adorera ! pour parodier un célèbre slogan de mai 68), des trusts, du capitalisme « évolué ». Comme le catholicisme, la vision de ce dernier est globale. Tout doit être mis en œuvre pour forger « une seule tribu planétaire de consommateurs asservis et ravis de l’être ». Dans cet esprit, il faut liquider l’incohérence, l’Exception, niveler, unifier, « disnéifier ». De manière a priori surprenante, Muray pointe une continuité avec le communisme : « la collectivisation se parachève, mais en couleurs et en musique », « le télécollectivisme philanthrope hérite parfaitement, et en douceur, du despotisme communiste ». Et de citer la délation, la bureaucratie, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire comme traits communs. En somme, le PC (parti communiste) est mort, vive le PC (polically correct) !

L’Empire du Bien est sous-titré « Il est urgent de le saboter ». Muray concède pourtant que ce sera tout sauf simple, car « le terrorisme des Bienfaits ne ressemble à aucun autre ». « Le despotisme du Consensus mou » est en effet quasi-invisible, insaisissable, « sans extérieur ». Prétendre le « dénoncer », « c’est déjà passer dans son langage », c’est s’exposer aux « censures douces et (aux) massacres invisibles ». Voyez ces dissidents qui se présentent face à lui, ou plutôt que le Système consent à exhiber, pour ensuite mieux les railler, les déconsidérer, puis les virer. Out. Dans sa préface à la réédition de son ouvrage datant de 1998, Muray semble considérer qu’en 1991, « le Bien n’était encore pour ainsi dire qu’en enfance ». Certes déjà « monstrueux », mais l’espoir d’un accident qui lui serait fatal existait. Illusion rétrospective peut-être, car il concède plus loin qu’il ne voyait déjà « nulle issue à cette situation ». Or, « depuis L’Empire du Bien, le bien a empiré », écrit-il en 1998, il s’est en quelque sorte déchaîné, emportant tout, venant à bout des ultimes résistances, pour se perdre « avec délices dans l’immensité de la Fête, comme un fleuve dans la mer qui lui était promise » (ce thème de la Fête, de l’« homme festif », deviendra par la suite le sujet de prédilection de Muray). Pas totalement résigné pourtant, Muray avance avec l’énergie du désespoir que, si « c’est une grande infortune que de vivre en des temps si abominables », « c’est un malheur encore pire que de ne pas tenter, au moins une fois, pour la beauté du geste, de les prendre à la gorge » ! Souci de l’esthétique, on le notera.

Il faut dire un mot aussi du style caustique de l’auteur, qui s’adapte parfaitement à son objet. Muray manie l’apostrophe, l’humour, le calembour. Ses détournements de formules, en particulier, font mouche. En voici un bref florilège : « nous voilà donc atteints d’un Bien incurable », « un désastreux effet de (Michel) Serres », « les victimes sont jetables (…) On leur fait faire le tour du pâté de médias et puis ça va », « la démocratie à tous les étages et le tout-aux-droits-de-l’Homme dans les villes », « l’union sucrée », « l’envie du pénal »… Et pour finir, cette formule, déjà citée, qui résonne douloureusement : « pas de liberté pour les amis de la liberté » !

Comme cela était annoncé par Muray, la dégoulinerie du Bien est aujourd’hui permanente, sa tyrannie établie, sûre de son droit et de sa force. Les exemples sont légion, chaque jour ou presque charriant sa pelleté de condamnations, d’offuscations et de rappels à l’ordre. Zemmour ? Raciste, réactionnaire, misogyne, ouhh, ouhh ! I. Gana Gueye, footballeur sénégalais ayant refusé de porter la tunique réglementaire pro-LGBT++, un homophobe de la pire espèce ! Et le parc Jacques Duclos du Blanc-Mesnil (93), débaptisé illico, l’ancien leader communiste étant lui aussi convaincu d’homophobie, propos de 1971 (!) à l’appui. Et tout récemment Poutine, un must : autocrate, criminel de guerre, affameur, ennemi de la Liberté et de l’Occident (c’est tout un), voué aux gémonies, le nouvel Hitler, le génie du Mal ! Et la décision de la Cour suprême des Etats-Unis, ouvrant à chaque Etat la possibilité d’interdire l’avortement, objet d’une condamnation unanime, politique (la Constitution, la Constitution, pour nous préserver du Mal !) et médiatique (« Liberté, égalité, IVG » selon la Une de Libération du 27 juin 2022, « La guerre contre les femmes », Courrier international du 30 juin 2022).

On ne saurait conclure sans montrer combien les pages de L’Empire font écho à ce que nous subissons depuis deux années. Reprenons par exemple ces propos de Muray déjà relevés, sur lesquels il n’est pas difficile d’extrapoler. « Au plus léger signal » (« nous sommes en guerre » dixit Jupiter le petit), le Spectacle de la peur fait son effet (du grraand spectacle, du jamais vu, venu de Chine avec pangolin, combinaisons, et tout le toutim, bientôt dans votre ville!). « On a participé » (on a bien écouté les infos, on s’est rué faire des stocks de PQ, on a applaudit aux fenêtres,…).«On a prouvé qu’on y croyait. On a eu peur quand il fallait, on est resté chez soi par crainte des attentats » (ah, non, d’un virus, mais confinés pour de bon…). Les rues de Paris (« où l’on ne croisait plus que des incroyants ») étaient bel et bien désertes, comme en 1991 ! Tout le reste fut à l’avenant. Nous avons eu nos Idoles, les soignants, les gestes barrières, puis le Vaccin. Le récit du camp du Bien, porté par des médecins commandités et autres journalopes, soi-disant représentants de la Science et de la Raison. Forcément, les méchants récalcitrants (joggeurs, fêtards, manifestants), les « irresponsables » (égoïstes, « complotistes », non vaccinés), les « charlatans » comme Raoult ou Perronne (« Quiconque sera surpris désormais en flagrant délit de non-militance en faveur du Consensus se verra impitoyablement viré, liquidé, salement sanctionné »). Muray, toujours : « le fanatisme de la Santé compte sur l’enthousiasme que la majorité d’entre nous ressent, et pour ainsi dire par nature, devant toute perspective de servitude volontaire », « le Consensus qui fait la guerre contre chaque individu ne peut apparaître crédible et désirable, aux yeux de l’usager qui reçoit les coups, qu’à la condition de le convaincre que cette guerre lui est livrée pour son bien » (n’est-ce pas le sens essentiel et évident des propos tenus par Macron le 16 mars 2020 ?). Ou encore : « jamais le troupeau de ceux qui regardent passer les images n’a été plus sensible aux moindres écarts qui pourraient lui porter préjudice », d’où leur intolérance crasse, et ce qu’on a pu constater : le « gardiennage hygiéniste totalitaire », la « passion de la persécution… sous les croisades philanthropiques ». 

Enfin, il s’agit bien pour Muray d’une tyrannie supranationale. La Cité du Bien, nous dit-il, « succède à la Civitas Dei comme projet de communauté spirituelle unique rassemblée sous l’autorité d’une instance souveraine, parfaitement globale, parfaitement féroce (je souligne) ». Aussi, il a cette saillie contre l’OMS à propos de la journée sans tabac : « mais qui c’est ça l’OMS ? Qu’est-ce que je lui ai demandé moi, à l’OMS ? De quoi se mêle l’OMS ? Et puis, où ça se réunit une OMS ? Qu’est-ce que c’est ? Une secte ? Un consortium ? Un Syndicat du Crime tout-puissant ? Un groupuscule mondial anonyme ? Le véritable nom de Big Brother ? ».

Réjouissant, inquiétant. L’Empire du Bien ou le Mal mis à nu.



L’EMPIRE DU BIEN (Il est urgent de le saboter), Philippe MURAY, Collection Tempus, Perrin, rééd. 2019 (éd. originale 1991)

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