Alexandre Grothendieck : Celui qui craint de se tromper est impuissant à découvrir

Grothendieck est une personnalité captivante, au parcours singulier, empreint de mystères. Génie des mathématiques en premier lieu, pionnier de l’écologie dans les années 1970, il développa une critique des sciences académiques et de leurs applications et combattit sans relâche le militarisme. Disparu en 2014, il laisse un héritage d’écrits et de réflexions restant à découvrir.

Suivre sa propre inspiration

Alexandre (né Alexander) Grothendieck (du nom de sa mère) a une histoire familiale tragique. Né en 1928 à Berlin de parents révolutionnaires, il a très tôt subi les affres du nazisme. Confié à une famille d’accueil dès 1933, il a été envoyé à Paris en 1939 pour retrouver son père, Russe juif ayant connu les prisons tsaristes puis exilé, et sa mère, anarchiste et femme de lettres, tous deux de retour d’Espagne où ils ont vu se faner leurs espérances en un monde meilleur. Par la suite, il a été détenu dans un camp avec sa mère (quand son père transita par un autre de ces camps que la France accueillit, vers Drancy puis Auschwitz, où il périt en 1942), puis il vécut caché au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), où il parvint à étudier et à obtenir son baccalauréat.

C’est à travers ces traumatismes que grandit cet enfant doué et curieux (qui restera apatride jusqu’en 1971), qui se prend de passion pour les mathématiques.

Il développe celle-ci en étudiant d’abord à Montpellier, mais à sa manière, préférant toujours suivre sa propre inspiration que les leçons de ses professeurs, plutôt médiocres au demeurant. Puis au contact, à Paris et Nancy, des plus brillants spécialistes de la discipline (réunis au sein du célèbre « groupe Bourbaki »), à l’étranger et, enfin, à l’Institut des hautes études scientifiques (Essonne). Animé d’une puissance de travail et d’analyse considérable, il révèle tout son talent créatif, inventant, réinventant, bousculant, dirigeant, irritant. Ses recherches en géométrie algébrique lui valent la plus haute récompense, la Médaille Fields, en 1966, qu’il refuse de recevoir en URSS, en soutien aux dissidents.

La période 1966-1970 marque une rupture pour Grothendieck, qui devient un critique virulent des fins de la science telle qu’il l’a jusqu’alors pratiquée (in fine en « mandarin » mis en cause par mai 1968) et affiche son anti-militarisme et son anti-impérialisme (il se rend en 1967 au Vietnam pour y soutenir la lutte anti-coloniale). Il quitte l’IHES en 1970 lorsqu’il apprend que l’établissement bénéficie de fonds militaires.

Le constat d’une crise de la connaissance et de la civilisation occidentale

C’est à travers le mouvement et la revue Survivre… et Vivre, entre 1970 et 1975, que les idées de Grothendieck s’expriment dans le débat public. Affichant comme objectif premier « la lutte pour la survie de l’espèce humaine et la vie en général menacée par le déséquilibre écologique créé par la société industrielle contemporaine », la revue passe pour pionnière en matière d’écologie. Elle dénonce aussi « les conflits militaires » et ce qui y contribue, impérialisme, complexe scientifico-militaro-industriel, tout comme le nucléaire ou les impasses du « progrès » technique. Toute une vision alternative se développe aussi au fil des 19 exemplaires publiés, traitant de l’agriculture biologique, des médecines naturelles, des énergies douces et promouvant l’appropriation de la science par les individus.

Survivre… et Vivre fait le constat d’une crise de la connaissance et de la civilisation occidentale moderne. Grothendieck concentre à ce titre ses critiques contre le « scientisme », qu’il qualifie de « nouvelle église universelle » (cf. numéro 9). Pour lui, la science, soi-disant auréolée d’une autorité « indiscutable et incompréhensible », a acquis un imperium « d’essence quasi-mystique » et « irrationnelle » sur le public. Elle a de plus cette prétention d’être basée sur « la raison seule ». Scientifiques et experts sont « les grands-prêtres de la religion dominante », « imbus » et intolérants. A la lecture de cette charge méthodique de Grothendieck, on ne peut que sourire jaune, tant ce qu’il expose dans ces lignes vieilles de plus d’un demi-siècle trouve de résonances dans ce que l’on a observé autour du « covid ». Ayant exposé les règles d’or du scientisme (ses « mythes » dans la terminologie de Grothendieck), ce dernier en détaille les conséquences délétères :
« Nous tenons tous ces mythes principaux du scientisme pour des erreurs. Sur l’expert, qui se sent parmi les principaux bénéficiaires de ces mythes destinés à affermir son pouvoir collectif, ils ont un effet estropiant, à la fois spirituellement et intellectuellement, l’éloignant toujours plus du concert des êtres vivants, pour l’apparenter à un simple mécanisme cérébral cybernétisé toujours plus spécialisé. Sur les experts, comme sur les profanes, ils ont un effet paralysant, – paralysant en ce qui concerne le désir naturel d’en savoir plus sur la nature, la vie et nous-mêmes (…) ; et en conséquence, paralysant en termes d’engagement moral et de responsabilité personnelle dans tous les domaines impliquant la société comme un tout, car il contribue à creuser le fossé s’élargissant sans cesse entre ces trois pôles de l’expérience humaine : la pensée, l’émotion et l’action. En termes socio-politiques, le scientisme justifie la hiérarchisation rigide existante de la société, et tend à l’accroître toujours plus, poussant au sommet une technocratie fortement hiérarchisée qui prend les décisions – y compris celles qui, maintenant, peuvent affecter de façon vitale la destinée de toute vie sur terre pour des millions d’années. »

Après l’aventure de Survivre et Vivre, Grothendieck prit peu à peu ses distances avec le milieu des mathématiques et même avec toute vie publique, se retirant définitivement dans un village de l’Ariège en 1991, où il vécut en quasi-ermite jusqu’à son décès en 2014. La longue « disparition » de celui qui était devenu une légende des mathématiques n’a fait qu’ajouter à son aura. D’autant que Grothendieck a encore beaucoup à nous révéler puisqu’il a laissé des dizaines de milliers de pages de travaux mathématiques foisonnants et de réflexions spirituelles et philosophiques (sur le Mal en particulier). On lui doit aussi une autobiographie de 1000 pages, Récoltes et semailles. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien (publiée en 2022 dans la collection Tel chez Gallimard et téléchargeable sur le site du groupe Grothendieck, un collectif grenoblois combattant le complexe militaro-scientifique : https://ggrothendieck.wordpress.com/)

Tous les numéros de la revue Survivre et Vivre sont consultables et téléchargeables sur le site de Science & société (http://science-societe.fr/survivre/). Céline Plessis a analysé l’histoire de la revue dans son essai, Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Échappée, 2013,480 pages. Par ailleurs, France culture a consacré une série d’émissions à Alexandre Grothendieck cet été. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-alexandre-grothendieck-legende-rebelle-des-mathematiques

Le titre de l’article est une citation de Grothendieck extraite de Récoltes et semailles.

Commenter cet article

Pour nous faire part de vos commentaires ou nous partager toute autre réaction, merci de remplir le formulaire ci-dessous :

La lettre d'informations de l'Écho des Boucles
Ce champ n’est utilisé qu’à des fins de validation et devrait rester inchangé.

Articles récents