Le Jeune homme et la mort – chapitres 16, 17 et 18

Joubert se sentit soudain d'une force incommensurable. Invincible. Il eut envie de se mettre nu, de se laisser pénétrer par les éléments. Mordre la terre, saisir le vent, s'accoupler à la foudre, boire les océans.

16

Où était son salut ? Car il s’agissait de se sauver. Rien d’autre. On l’avait largué en terre hostile, lui avait-on expliqué dès son plus jeune âge. Le monde n’était qu’un immense dépotoir, on piétinait dans l’ordure. Toute son éducation. Des ennemis partout, l’allié était rare. Il était tombé parmi les damnés de la terre, de ces damnés qui se complaisaient, se complaignaient dans leur relégation. Parce que cette damnation était une marque d’élection. Les derniers seront les premiers. Nous ne sommes rien, soyons tout. Mais, ça ne serait pas demain la veille !

Voilà comment on en arrivait à se promener avec un pistolet chargé dans la poche. L’impatience peut-être ? Une arme létale comme on tient une promesse. Il avait grandi dans le ressentiment, l’envie, la frustration, la peur, l’absence d’amour. Il n’était pas le seul, on n’allait pas s’apitoyer comme il le faisait sur lui-même un peu trop souvent. Ce n’était pas une raison suffisante pour serrer une arme prête à l’emploi dans la poche. N’est-ce pas ?

Il avait pris trop au sérieux les rancœurs de ses parents, trop cru à sa propre misère, leurs plaidoyers sans fin, sans cesse répétés contre l’injustice qui semblait s’acharner sur eux, qui semblait avoir fait d’eux une cible de choix. La vie était une prison. Père et mère subissaient leur condamnation en espérant tout au plus un aménagement de leurs conditions de détention, une remise de peine. Quelques sous en plus, un peu plus de congés, la retraîte un peu plus tôt. Pas d’ambitions démesurées pour les enfants. Le père en silence qui rêvait de voir son aîné avocat, notre Joubert. Le jeune homme ne l’apprit qu’après le suicide de son père.

Cette mort violente avait germé dès les premières rumeurs de la fermeture de l’usine. Les syndicalistes savaient lire les chiffres, du profit, beaucoup de profits et plus aucun investissement. Les directeurs de la communication et des ressources humaines du siège social français s’étaient même déplacés pour calmer les inquiétudes.

Peu de mois après ces premières rumeurs, un nouveau directeur général avait été nommé pour remplacer celui qui dirigeait l’entreprise depuis toujours, plus de trente ans, un départ en retraite opportun.

Ce fut le propre fils du nouveau patron qui transforma la rumeur en véritable inquiétude. Son père avait pris son poste à la fin du printemps, et le fils s’était fait embaucher au mois de juillet, un petit boulot d’été comme il y en avait beaucoup pendant la période des vacances. Le jeune homme du même âge que Joubert avait passé son temps à visiter chaque atelier pour mettre en garde les ouvriers. Son père était un « mercenaire », un spécialiste de la fermeture en douceur des usines, un barbouze du licenciement sans faire de vague. Un plan social. Pas de grève. Pas de manifestations. Pas d’occupation d’usine. Pas de séquestration de cadres. Rien. Quelques tracts, quelques colères, quelques poings levés, rendez-vous avec les élus locaux, avec la Direction Départementale du Travail. Rien de plus. Un dernier tour de piste, un dernier tour de chaîne, un dernier tour de clé. Et terminé. On remballe la pointeuse, on liquide, on ferme. Du travail d’orfèvre.

Les ouvriers n’avaient pas pris au sérieux le fils du patron. Parce que c’était le fils du patron. Un adolescent en pleine crise, frustré peut-être de la radinerie de son père à son égard, de sa sévérité.

Après dix jours de son petit manège, le jeune homme n’était pas réapparu à l’usine. L’affaire avait dû remonter jusqu’en haut. Les mouchards et les jaunes avaient fait leur travail. Alors on avait trouvé ça étrange, tout de même qu’un gamin l’air intelligent et équilibré vienne raconter tout cela sans penser aux conséquences. Il avait dû passer un sale quart d’heure avec son père. Le virer de son job sonnait comme un aveu.

Et c’était arrivé. L’annonce de la fermeture, des primes de départs volontaires. Quelques mois de salaires pour vingt-sept ans de boîte. Le tour était joué. Pour les prolos, toucher d’un coup plusieurs dizaines de milliers de francs, ça leur donnait des rêves de Crésus. Ils ne savaient pas calculer plus loin que la fin du mois pour la plupart. C’était une petite fortune qu’on leur offrait, cette misère. Ça leur semblait tellement pas fait pour eux, une telle somme. Tout juste s’ils ne remerciaient pas d’être licenciés. Et, il faut le dire, la plupart des salariés étaient des femmes. Un tiens valait mieux que deux tu l’auras. Le crédit de la maison qu’on pouvait rembourser. Au moins, elle serait à vous, on ne risquait plus de se retrouver à la rue.

Mais, pour le père de Joubert, l’usine était tout. Le seul gagne-pain de la maison. Vingt-sept ans. Toute sa vie. Le syndicalisme, l’apprentissage politique. Les cadeaux de Noël – les seuls souvent – pour les gamins. Tous les amis avec qui on avait pris la musette alors que sa voix n’avait pas encore mué.

Il perdait presque tout. Alors, le père avait tout de même essayé de se battre, de dire aux ouvriers que la boîte tournait bien, qu’ils faisaient du bon boulot, que leurs machines partaient en Colombie. Mais, les ouvriers, même ceux de son atelier, de son équipe, se détournaient de lui, gênés. Son frère, son propre frère qui avait accepté d’aller remonter les machines en Colombie. Le coup de couteau dans le dos ! La trahison totale. Dans sa propre famille, on piétinait toute dignité, toute décence. Son frère oubliait toute fierté pour quelques billets, pour un séjour exotique. On avait failli en venir aux mains à Noël.

Terrassé, effondré le père.

Certainement, ce jour de marché, la goutte d’eau en trop. Il distribuait des tracts quand l’un des adjoints de droite de la Mairie était venu l’apostropher, le doigt pointé vers lui : que ses tracts étaient contre productifs, qu’il décourageait les entreprises à venir s’installer chez eux. Fossoyeur de l’emploi, lui avait jeté l’adjoint au visage.

Il était rentré du marché en secouant la tête, répétant à sa femme : « Fossoyeur de l’emploi. Non mais tu te rends compte… ».

On avait retrouvé son cadavre en Belgique, deux jours après sa disparition, coincé dans une écluse.

17

Ne vous fiez pas aux apparences ! Il ne s’agit pas d’une simple vengeance personnelle. Trouver le responsable de la mort de son père et le châtier. Le suicide du père apportait une légitimité morale aux desseins de Joubert, lui aurait procuré des circonstances atténuantes s’il avait dû être jugé. Mais, son acte devait être replacé parmi la longue liste des tentatives de nettoyer l’humanité du Mal qui la souille. Le jeune homme avait l’impudence de se croire pur comme tout jeune homme idéaliste qui n’avait pas été corrompu par la vie parce qu’il n’avait rien vécu, parce qu’il avait refusé de vivre, parce qu’il n’en avait pas eu le temps. Il se voulait ange. Intransigeant, sans clémence, impitoyable. Il se croyait supérieur, pur esprit, en apesanteur, volant au-dessus du cloaque où croupissait l’humanité.

Il avait eu la sensation de ne pas voir eu d’enfance. Il haïssait l’enfance et les enfants. Leur innocence était abjecte parce que fruit du mensonge, parce qu’on cachait la vérité à l’enfant. Mais le monstre que l’enfant allait devenir était déjà là. Un monstre en gestation. Capricieux, vivant dans l’immédiat, égoïste. Prodiguer une enfance heureuse à un être, c’était le conforter dans ses travers, l’encourager à devenir un adulte égoïste, mu par ses seuls réflexes, c’était hypertrophier son cerveau reptilien. Donner trop de soins et d’attention aux enfants, c’était faire régresser l’humanité. Pourtant, la théorie de la néoténie était là pour nous alerter. Mais qui s’en souciait ? Qui alertait-elle, mis à part des êtres comme Joubert parce que cette théorie coïncidait avec ses visions. L’être humain mis au monde à l’état d’embryon. Jamais fini. Un prématuré. L’être humain était victime de sa nature néotène. La femme donnait naissance à des larves, à un appendice inachevé, ce bébé qu’on chérit absurdement mais qui n’est qu’une larve incapable de se mouvoir, de se nourrir, de vivre. Un ver dégoûtant qui se tortille, qui bave, qui chie, qui ne sait que hurler et geindre, manger et dormir. Et, si l’homme était cajolé à l’état larvaire, il ne pourrait jamais se défaire de cet état, il ne pourrait jamais sortir de ce corps mou qui ne sait émettre que fluides et déjections. Avoir des attentions pour les enfants, c’était commettre l’erreur la plus grave. C’était encourager la larve à rester larve quand il fallait l’élever. C’était prolonger l’enfance de l’infant à jamais, c’était créer un être incapable de verbaliser, soumis à ses seuls émotions, asservi à ses instincts primaires, émerveillé par ses déjections.

Le monde de l’hyperconsommation, était un monde rempli de déjections. Un monde fluide et flasque, un monde pour les larves où l’enfant éternel qui engloutit et défèque nourriture et objets, pouvait enfin ne pas s’épanouir. L’humanité se tortillait vers son achèvement, vers sa disparition à l’état larvaire. La grande régression. L’asticot qu’on accrochait à l’hameçon. Une ruine d’homme.

Le mâle avait abandonné ses responsabilités viriles. Émasculé, larve, il jouait avec les larves qu’il avait engendrées, qui étaient maintenues larves par les femelles. Larve qui n’est ni mâle, ni femelle. Mais larve. Les larves s’accouplaient aux larves. Vermine qui engendrait de la vermine.

Arracher l’enfant à la femme une fois la larve sevrée et le remettre entre les mains d’une assemblée d’hommes qui le feront devenir homme par l’apprentissage de la politique, du combat, des arts et des sciences. Alimenter sa vitalité grâce à la vie dure. Se dire qu’on se trouve en terrain hostile et qu’il faut se battre et être endurant, insensible à la douleur si l’on veut se dépêtrer du bourbier.

« Il s’agissait d’avoir un destin et non de cotiser à la retraite », pensa Joubert. Il ne fallait pas trop s’approcher des femmes qui vous accablent de tendresse et vous piègent dans leur mollesse. Rêver d’une vie douce et tranquille était chose écœurante. C’était la mort de toute civilisation. Une vie d’ilote. Être une proie déjà croquée, qu’on croquerait encore. L’intranquillité était la seule source à laquelle il fallait puiser. Se sentir en danger en permanence. Ne se résigner au repos qu’à bout de forces. Se battre sans cesse. Sans pitié, ni remords, chasser le doute. Invoquer comme seule vérité, sa seule présence physique au monde. Être vivant était un alibi suffisant. Devenir un homme, c’était sentir cette vie qui palpitait, louer cette force, faire tomber la larve de son trône, la larve qu’on a sacrée reine et roi.

18

Joubert se sentit soudain d’une force incommensurable. Invincible. Il eut envie de se mettre nu, de se laisser pénétrer par les éléments. Mordre la terre, saisir le vent, s’accoupler à la foudre, boire les océans.

Il ne voyait plus le lieu où il se trouvait, tout regard glissait sur lui. Il ne s’aperçut pas que le parc se remplissait de monde peu à peu. On flânait, on s’allongeait sur les pelouses. On discutait entre amis, on étalait les couvertures et les nappes. On débouchait le rosé frais tout juste sorti de la glacière. La vie grouillait autour de lui. Mais, Joubert ne pouvait plus se laisser pénétrer par aucune énergie vitale. Il en débordait.

Il marchait le sourire aux lèvres, sans se rendre compte que ses chaussures lui faisaient mal aux pieds. Il était absorbé par son bonheur, par l’extase. Il pourrait marcher sur des charbons ardents, il ne ressentirait aucune douleur, il en ressortirait sans la moindre brûlure.

C’était pour de tels moments que la vie valait d’être vécue. La vie, c’était ça. Cela ne devrait être que ça, une fois assouvis les besoins essentiels. Ne faire qu’un avec le cosmos, se sentir une partie du cosmos, y baignant comme dans le liquide amniotique. La vie avant la conscience de la vie. La vie qui ne se regardait pas vivre. La vie non individuée. L’être augmenté par parthénogenèse. Plus d’être. Une fusion. Joubert était un magma.

Aucun alcool, aucune drogue, aucun psychotrope ne pouvait emmener aussi loin. Aussi loin que cette appréhension du secret de l’existence, l’intuition de posséder une âme immortelle ; voilà, c’était ça. Il tutoyait l’éternité. Il l’étreignait. La mort n’existait pas. Il était sûr de la vaincre, il l’avait déjà vaincue.

Il ne voulait plus redescendre sur terre. Il craignait le moment où cette magie allait cesser.

A une autre époque, il serait devenu ermite ou prophète. Redescendre sur terre, oui, mais pour partager son expérience extatique, dire aux hommes qu’ils avaient la chance de vivre, qu’ils pouvaient eux aussi se donner à l’univers, à l’infini. Il leur apprendrait à écouter le silence du cosmos. C’est ce qu’il aurait souhaité : être le porte-parole du silence, son interprète auprès des hommes. Qu’on le suive, qu’on l’écoute, qu’on le croie rien qu’en regardant la lumière dans ses yeux.

Pourquoi l’homme était-il le plus souvent entouré de ténèbres même quand le soleil resplendissait ?

La joie n’était pas le confort, la complétude n’était pas la goinfrerie, le plaisir n’était pas l’orgasme. Les instincts primaires devaient être calmés, apaisés et non pas le moteur de l’existence. Dompter l’animal pour devenir un homme ! Il avait envie de crier cette phrase. Mais il savait qu’elle le ferait sortir de sa béatitude et il voulait encore y goûter.

Il possédait tout ce dont il avait besoin en cet instant. Il n’avait besoin de rien parce qu’il était tout et tous. Les jambes des jeunes filles ne le torturaient pas, le rosé frais ne lui donnait pas soif, les poignées de mains, les discussions ne l’accablaient pas dans sa solitude. Il n’y voyait que beauté, pure beauté, sans l’amertume du désir inassouvi. Il se sentait très beau en cet instant.

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