Le Jeune homme et la mort, chapitres 22, 23 et 24

C'était lors d'un dimanche semblable à celui-ci qu'il avait croisé pour la première fois toute la famille qui déambulait autour du Lac des Ibis. Il s'en souvenait comme d'une apparition. Les jumelles dans leur splendeur juvénile. A en oublier le père qui était tout de même le personnage principal. Il était tout de suite tombé amoureux des deux filles.

22

Ce qui l’avait sauvé et qui le tuait à petits feux. Quand vous avez l’âme trop sauvage pour être domptée par la vie bureaucratique, technocratique, cette gangue puante dans laquelle on englue l’homme, un poème est un aigle qui vous emmène au sommet des montagnes, un roman est une traversée des mers sur le dos d’une baleine.

A seize ans, il était en train d’apprendre les bonnes manières et Une saison en enfer a fait de lui un barbare, le Voyage au bout de la nuit l’a emmené au bout de nulle part, vers un autre côté inconnu de celui qui ne sait pas lire sans forcément être illettré, une contrée d’où l’on ne revient jamais.

Il était perdu, détenteur d’un secret qu’il ne pouvait partager qu’avec d’affreux irréductibles. Ils étaient peu nombreux à croiser sa route.

Il était le pauvre, fils de la misère, dernier rejeton d’une lignée d’indigents sans mémoire, le premier qui gagnait une pièce d’or, qui en voyait une même, et qui la dilapiderait dans la débauche au lieu de la faire fructifier.

Il se crut poète, il avait dix-sept ans et il était Ardennais. Rimbaud l’a tué. Depuis, c’est un zombie bavard que personne n’a encore atteint en pleine tête.

Il était sorti de son rang et personne pour lui dire où s’aligner. Des irresponsables, l’un d’entre eux surtout, ce professeur de français, encore lui, toujours lui, qui lui avait remis une bombe amorcée entre les mains et le traitait de terroriste. Tout est de ta faute, professeur ! Un jour, on te présentera la facture de ses déboires, des acomptes que Joubert a dilapidés et qu’il n’a jamais remboursés, dépenses somptueuses pour se targuer de la compagnie de Céline, de Dostoïevski, de Thomas Bernhard et de tous les autres. Fraternité loin d’être désintéressée qu’il a payée au prix fort. Au prix de sa solitude, faute d’avoir sauté dans l’omnibus des hommes de lettres. Le seul train pour lequel il avait obtenu un billet. Il l’a jeté sur la voie et il erre comme un nomade avec pour tout bagage des feuillets imprimés qu’il n’ose utiliser pour allumer son feu de camp. Il grelotte et vite se remet en marche pour se réchauffer.

A plusieurs reprises, il a tenté de quitter cette vieille pute syphilitique. Mais il y retourne toujours, inlassablement, obsédé par ses belles jambes aux bas de soie, bandant déjà alors qu’il approche la main de la couverture. Elle seule connaît toutes ses perversions, ses désirs les plus inavouables. Elle sait comment les assouvir. Elle le tient par les couilles. Il aimerait faire son dernier « couac » entre ses cuisses.

23

C’était lors d’un dimanche semblable à celui-ci qu’il avait croisé pour la première fois toute la famille qui déambulait autour du Lac des Ibis. Il s’en souvenait comme d’une apparition. Les jumelles dans leur splendeur juvénile. A en oublier le père qui était tout de même le personnage principal. Il était tout de suite tombé amoureux des deux filles. Pour être plus précis, il en aimait une et désirait l’autre. Et ces sentiments et ces pulsions se confondaient, comme se confondaient les jumelles en son esprit. Il avait voulu les distinguer l’une de l’autre. Le coup d’œil que la première lui avait jeté lui parut sauvage, effronté, son petit sourire en coin l’avait effrayé. Puis elle s’était mise à sautiller dans sa direction et l’avait presque touché. Les jambes de Joubert s’étaient mises à flageoler. Son désir et sa timidité s’étaient violemment entrechoqués. Il faillit s’effondrer devant toute la famille. Il dût s’asseoir et s’adossa au tronc de l’arbre le plus proche. Une simple hypoglycémie qu’il n’avait pas vu venir. Son visage était exsangue, il respirait avec difficulté. Conséquence du régime sévère qu’il s’imposait depuis des semaines. Pas vraiment imposé. Plus envie de manger, de perdre du temps dans ce rite. Il calmait juste ses fringales avec ce qu’il trouvait dans son frigo ou bien se précipitait au magasin avec un trou dans l’estomac et achetait n’importe quoi.

Au moment de son malaise, il n’avait pas même un morceau de sucre en poche. Il se sentit sombrer. Il se laissa aller…

(…)

Mozart ? Oui. Le concerto n° 21. Quelqu’un jouait la partition pour piano du deuxième mouvement. C’était proche. Joubert était incapable de dire si le morceau était bien exécuté. Il se sentait bien et n’avait même pas envie d’ouvrir les yeux. Il se laissait glisser sur les notes. Il ne voulait rien vivre d’autre que cet instant. Rien d’autre. Il avait faim. Faim de tout. De mets, de vin, d’amour. Il ne fut pas surpris quand il entendit quelqu’un frapper à la porte. Il lui parut naturel de crier : « Oui. Entrez ! ». Pas plus surpris de voir apparaître l’une des jumelles. L’autre. Celle qu’il imaginait timide et farouche et qui n’osait jamais le regarder.

– Ah ! Vous êtes réveillé ! Lui dit-elle. Vous avez bien écrit cette nuit ?, ajouta-t-elle.

Et elle vint s’asseoir au bord du lit. La chambre était spacieuse, décorée avec goût mais sans ostentation. Un goût de femme ? Cependant, Joubert ne prêta guère attention aux meubles luxueux, aux objets raffinés. Il se sentait comme chez lui dans cette chambre. Il empoigna la jeune fille et la fit rouler sur le lit.

– J’ai faim !, cria-t-il en faisant remonter sa main gauche jusqu’en haut des cuisses de la jeune fille, tirant sur son chemisier de la main droite avant d’enfoncer le visage dans son ventre frais et doré.
– Vous n’êtes qu’un polisson !, lui lança-t-elle.
Le jeune homme la fit taire en l’embrassant, mais, elle se dégagea de son étreinte en riant.
– Ah non ! Vous êtes dégoûtant ! Allez-vous laver et vous brosser les dents au moins ! Le déjeuner sera servi dans une heure.

Joubert tenta de retenir la jeune fille par la main. Il pensa qu’il préférait Schubert à Mozart. La jeune fille et la mort. Il n’y avait rien de plus beau. Peut-être aussi le trio opus n° 100 que le film Barry Lindon de Stanley Kubrick avait contribué à populariser. Il eut soudainement envie de revoir ce film. Le héros le fascinait et le dégoûtait. Il aurait voulu écrire un roman picaresque, vivre un roman picaresque, être un héros picaresque. Il possédait la misère requise mais pas le caractère futé nécessaire.

Il ressentit une douleur sur la joue.

– Arrête Papa ! Que fais-tu ?, dit la jeune fille. Et, Joubert sentit ses mains sur ses épaules.

Sans force. L’écorce de l’arbre lui blessait l’arrière du crâne. Mais, il était incapable de faire un seul geste. Cette voix. Juste l’entendre. Rien d’autre.

– Ne bougez pas !, dit-elle. Nous avons appelé les pompiers. Ils seront là très vite.

Le jeune homme se dit qu’il devait relancer le roman picaresque, le remettre à la mode. La psychologie avait tué le roman.

Il se sentait mieux. Il s’échappa avant l’arrivée des pompiers et dévora plusieurs barres chocolatées qu’il avait achetées dans une épicerie arabe située à côté du RER. Il but un litre d’eau en quelques minutes.

C’était une catastrophe ! Il n’avait plus remis les pieds au Vésinet pendant plus d’un an et avait reporté son projet.

24

Il était un anachronisme. Le temps dans sa marche inexorable connaissait des soubresauts, un genre de secousses souterraines que seul un fin sismographe peut capter, une pointe infime sur le plat horizon, indétectable par l’être humain et même par l’animal le plus sensible aux vibrations de la terre. Il n’était rien. Rien. Une petite erreur de programmation, un bug non bloquant qui serait bien vite corrigé.

Joubert aurait dû savoir que l’Histoire ne s’embarrassait pas de ce genre d’anecdotes. Il n’était qu’une anecdote.

Il ne laverait pas l’honneur de son père. On parlerait du geste d’un déséquilibré, solitaire, renfermé sur lui-même, dépressif. Il s’était exilé. Il vivait reclus. Qu’il demeure dans sa réclusion.

Il ne demandait rien ? Alors qu’il ne dérobe rien et on le laisserait tranquille. Il pouvait même compter sur la solidarité de la communauté, il avait déjà même profité de sa générosité, cette générosité qu’il abhorrait. Tu viens cracher dans la soupe et ensuite tu dis qu’elle t’écœure quand tu y portes une cuillerée à la bouche ?!

Jeune homme ! Tu voudrais que le monde fasse grand cas de toi quand tu lui tournes le dos, quand tu lui dissimules ton vrai visage ? Le monde peut se passer de toi. Il tournait tant bien que mal avant que tu ne surviennes.

Jeune homme ! Tu t’es toujours trompé, tu as pris tes vessies pour des lanternes, vu le printemps dans le vol d’une seule hirondelle. Ce n’était pas bien grave, c’était de ton âge. On pardonne toujours les erreurs, les aveuglements de la jeunesse. Mais, il y a un temps pour tout.

Jeune homme ! Fais taire ton imagination. Ou bien fais-en un métier. Deviens tout simplement un homme, l’outil à la main – quel que soit l’outil. L’outil fait l’homme. L’effort et l’abnégation sont les mamelles de la liberté. L’absolu a le même arrière-goût que le vide. Rends-toi ! Oui ! Rends-toi ! Rends les armes, ces armes trop grandes pour toi, qu’un homme seul peut manier. Elles t’exploseront au visage. Elles ont déjà explosé. Défiguré. Comme tu le souhaitais.

Tu acceptes un combat où l’ennemi a l’avantage du terrain. Il a miné les lieux du combat. Tu sauteras dès ton premier pas.

Si tu t’agenouilles au milieu des ruines, tu verras que le printemps n’abdique jamais. Écoute donc ta mère quand elle te disait : « Tant qu’on a la santé, ses deux bras, ses deux jambes, on peut prendre la musette. »

Jeune homme ! Tu es malade de te croire malade. Tu voudrais que le monde souffre de tes maux. Mais, il souffre déjà. Pourquoi ajouter de la souffrance à la souffrance ? Ce n’est pas ce dont il manque. Il en a à revendre.

Un virage à 180 degrés à prendre, jeune homme. En abandonnant tes armes rouillées, récupérées d’une guerre ancienne, sans tes baluchons avachis où tes vieux habits se froissent, ne sont plus que chiffons.

A poil, tu peux te présenter face à l’amour. Tu pourrais être ainsi sûr qu’il s’agit bien de l’amour. Ne crains plus tes béances, les falaises ne sont pas toutes de calcaire. Aime la vie comme tu aimes le granit gris de Bretagne, celui avec lequel tu voudrais construire une maison qui défierait le temps, qui serait le lieu d’où partiraient enfin les premiers hommes de ta race, race qu’il te reste à fonder.

Il faut du temps, parfois plusieurs générations pour donner naissance à un homme digne de ce nom. On en peut pas être un esclave en fuite, fils d’esclave resté enchaîné, et être un homme. Mais, rassure-toi : peu de vrais hommes arpentent encore les rues. Ton but : être un homme. Et, tu le seras peut-être un jour dans la mémoire de ton petit-fils parce que tu auras insufflé à ton fils cette volonté d’engendrer une race d’homme.

Jeune homme! Ne sois plus esclave de tes tourments, esclave de ton passé, esclave de ta race. Sois le premier à pouvoir écrire ton nom en capitales. Offre ce nom à ton fils comme on offre un trophée. Si tu as échoué en tant que fils, tu peux réussir en tant que père.

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