Le Jeune homme et la mort – chapitres, 28, 29 et 30

La fille était magnifique dans sa courte jupe en daim. Elle s'était assise sur un banc de la terrasse de la Jugendherberge et croisait les jambes de manière à mettre leur beauté en évidence. Elle s'offrait. Elle venait s'offrir au premier français qui l'aborderait. Joubert croisa son regard un instant. Elle ne détournait pas les yeux. C'est le jeune homme qui les baissa, troublé, tremblant déjà. Bon dieu, ce qu'elle était belle ! Il lui suffisait de faire quelques pas, d'aller s'asseoir à ses côtés et il pourrait bientôt caresser ses sublimes cuisses.

28

Il attendait le tintement des cloches. Le début du compte à rebours. Moins d’une demi-heure.

Pourquoi allaient-ils à la messe, le père, la mère, les jumelles et le petit dernier ? Ces gens-là avaient-ils la foi ? Ou bien ce cérémonial n’était-il qu’une habitude comme d’autres font leur partie de pétanque avant l’apéro ? Une manière de se distinguer et d’apaiser sa mauvaise conscience en finançant la restauration des vitraux ou une école pour jeunes filles au Burkina Faso ? L’Église et l’église étaient des lieux de reconnaissance, le seul endroit où l’on pouvait manifester son appartenance à une communauté. Un moment de paix où les plus riches et les plus pauvres se partageaient les bancs. Les notables faisaient une sortie en compagnie de leurs bonnes ukrainiennes, de leurs nounous africaines, de leur chauffeur polonais. Un moment de communion : tous agneaux de Dieu. Joubert en avait la nausée de voir tous ces pauvres serrés au fond de l’église déployer leur orgie de piété. Ils n’étaient pas nombreux ici par rapport aux paroisses des villes pauvres où Portugais et Africains s’agglutinaient devant un prêtre qui souvent parlait leur langue d’origine. Au Vésinet, une Africaine ne gagnait pas de quoi s’y loger sauf si elle vivait à demeure chez ses patrons.

Les pauvres étaient peut-être plus dégoûtants que les riches. Ils en étaient les complices. Leur humilité, leur espoir d’être les élus… Les communistes n’avaient fait que reprendre ce discours dans cet ouvriérisme qui donnait la nausée au jeune homme. Nous ne sommes rien, soyons tout. Pourquoi ne pas croire au rêve américain ? Il avait fait ses preuves, pas que de la fumisterie dans ce rêve-là, moins imposture que Stakhanov, moins chimère que le Paradis.

Combien de fois avait-il eu envie de leur dire leur fait à ces agenouillés. Arracher le micro à l’officiant et fustiger les lépreux qui aimaient leurs ulcérations, qui trouvaient que leurs afflictions n’étaient pas assez fortes et qui baisaient les pieds de ceux qui leur donnaient le fouet.

Fermer les portes, foutre le feu, qu’aucun n’en sorte vivant.

Son impuissance le rendait fou. Alors, il serrait le pistolet qui ne le quittait plus. Pourquoi pas ici devant leur Dieu soi-disant tout-puissant ?

Son dégoût était cependant incapable de l’empêcher de venir tous les dimanches. La vision même furtive des jumelles lui était devenu indispensable. Oh ! Comme il souffrait de cet amour pour elles. Il ne savait comment s’en défaire. Il faudrait les abattre, elles aussi. Allez ! Toute la famille. Qu’on en finisse avec haine, amour, désir, ressentiment, vengeance.

Pourquoi ne se contentait-il pas de mettre fin à ses jours ? Se tuer et tout était fini. Au mieux, il passerait les trente prochaines années en prison. Il rêvait de réclusion, d’une exclusion totale de la communauté des hommes. Il s’y sentirait bien derrière les barreaux. Il y passerait ses journées à lire et à écrire. Il n’avait besoin de rien d’autre.

Le monde ne pouvait pas le satisfaire. Il avait tenté de suivre des voies qui lui semblaient prometteuses, où il pensait trouver sa place… Désillusion et amertume. Nulle part où s’épanouir, où on le laisserait tranquille, partout des médisants, des hypocrites, des garde-chiourmes, des lèche-bottes, courtisanes et courtisans. Partout, sexe, argent et pouvoir étaient à la manœuvre, les seuls moteurs de l’humain. Bon Dieu !

29

Il avait passé sa courte vie en mission, sans cesse en mission, à la recherche d’une mission. Chaque action qu’il engageait devait être accomplie comme une étape d’un devoir qui transcendait cet acte. Il ne pouvait agir qu’avec cette motivation pour moteur. Avoir la foi en ce qu’il faisait et voir cette foi briller dans les yeux, l’esprit et les muscles de ceux qui l’accompagnaient dans l’accomplissement de cette tâche. Peu lui importait ce qu’on lui donnait à faire, peu lui importait la nature de cette tâche, aucune tâche n’était ignoble si elle était un moment partagé avec des êtres dignes pour un noble but. Il n’était pas paresseux, aucun labeur même le plus ingrat ne le rebutait. Soldat, prêtre ou laboureur, qu’importe ! Les trois à la fois, l’un et l’autre et le dernier alternativement. Ou bien qu’on lui attribue une place, qu’on lui dise là où il serait le plus utile à la cause.

Sans transcendance à quoi se résumait la vie d’un homme ? A manger et déféquer, à se reproduire, à goûter quelques plaisirs, à assurer sa subsistance. Une bête. Le pire était quand la pensée justifiait cette vie de porc, quand elle était pensée de porc, si un porc pouvait penser, quand elle se roulait dans la fange avec envie et joie.

Il fallait trouver une terre, des frères et des sœurs, un Ministère.

Il aurait voulu être un vagabond, un gitan, un Juif errant. Un pèlerin trop mal préparé, trop mal chaussé, éreinté après si peu de marche. Quand on ne sait plus ce que l’on cherche, chaque pas devient lourd. Quête trop vague, fausse peut-être, hypocrite. Il avait toujours pris de mauvais chemins. Les chemins du jugement moral, de l’absence de pardon. De l’inclémence. Des chemins qui menaient au désert, vers des terres infertiles que d’autres avant lui avaient retournées et ensemencées en vain, des terres ingrates où le chardon et le liseron étouffaient les blés. Vers de faux-frères défroqués qui ne comprenaient plus le latin.

Si Joubert avait pu comprendre qu’il existait de multiples autres chemins, d’autres terres fécondes, de vrais frères, une besogne qui attendait des bras. Il était arrogant. Il pensait avoir fait le tour de la terre alors qu’il était encore à frapper à la porte de son âme et de son cœur, sans le savoir.

Qu’avait-il vu ? Qu’avait-il découvert ? Jeune homme de peu de foi ! Il ne fallait pas t’engager si tu renonces au premier caillou dans ta chaussure ! Ton échec est mérité. N’accuse personne d’autre que toi. Si tu ne fuyais pas tes responsabilités, tu pourrais surmonter des obstacles bien plus hauts. Tu as besoin qu’on te flatte, qu’on t’admire. Si tu osais te l’avouer. Comme tout le monde, tu as besoin d’être aimé.

Enfant tu es, enfant tu resteras. Enfant qui croit ne pas avoir eu d’enfance digne de ce nom et qui court après cette enfance fantasmée.

Si tu le veux, reste un enfant, mais ne te trompe plus de père. Reconnais-toi un père qui saura enfin te faire quitter cette enfance, toi qui cherches cette mère que tu n’as pas eue et qui était la seule que tu pouvais avoir.

Cherche le père et soumets-toi à sa force pour t’en nourrir, corps et esprit, pour enfin faire de toi un homme.

30

La fille était magnifique dans sa courte jupe en daim. Elle s’était assise sur un banc de la terrasse de la Jugendherberge et croisait les jambes de manière à mettre leur beauté en évidence. Elle s’offrait. Elle venait s’offrir au premier français qui l’aborderait. Joubert croisa son regard un instant. Elle ne détournait pas les yeux. C’est le jeune homme qui les baissa, troublé, tremblant déjà. Bon dieu, ce qu’elle était belle ! Il lui suffisait de faire quelques pas, d’aller s’asseoir à ses côtés et il pourrait bientôt caresser ses sublimes cuisses.

Dix ans. Un peu moins de dix ans de là. Et, il n’avait pas oublié la pose suggestive de la fille, sa manière provocante de venir s’asseoir, seule est-allemande, au milieu du groupe des français. Sa jupe en daim. Oh ! Ses jambes !

Aujourd’hui encore il regrettait d’avoir dissimulé son affligeante timidité derrière sa méconnaissance de la langue allemande. Oser ! Son anglais était suffisant pour ce qu’il était déjà convenu qu’il pourrait se passer entre elle et lui. Il la désirait tant et en était comme foudroyé, imbécile, incapable. Il ne l’aurait pas. Alors, il la méprisa. Elle avait pour toute ambition de se taper un français, frimer à la rentrée auprès de ses copines de Fac en leur racontant sa partie de jambes en l’air avec le monde libre.

Joubert, lui, n’était pas venu pour cela. Il était venu pour découvrir le socialisme réel, et non pas pour perpétuer le mythe du french lover, pour jouer au conquérant, pour piller. Joubert avait envie de lui dire, à cette fille, qu’elle avait une responsabilité historique. Écarter les cuisses devant un jeune petit-bourgeois de l’Ouest, c’était trahir la grande cause.

Un morceau du rêve, il était, Joubert ? Oui. Malgré lui. Il avait envie de lui dire à cette beauté combien la vie était dure à l’Ouest. Que pouvait-elle comprendre ? C’est tout ce qu’elle n’avait pas envie d’entendre. C’était une jeune fille comme tant d’autres jeunes gens qui voulait vivre, désirer, jouir. Vivre.

Personne pour s’intéresser à Goethe et Schiller alors qu’ils se trouvaient à Weimar.

Joubert avait très vite compris que parmi ses compagnons de voyage, les uns étaient venus parce que leur séjour était en partie financé par le Parti communiste, comme lui, et qu’ils pouvaient ainsi s’offrir trois semaines de vacances à très bon marché, et les autres pour savourer des vacances exotiques, pour jouer aux originaux, pour rapporter un nombre de trophées supérieurs à ceux de leurs potes partis baiser de l’Anglaise et de la Hollandaise sur la Costa Brava.

Dès le premier soir à Neubrandenburg, une ville nouvelle désolée, d’une tristesse douceâtre, où ils avaient séjourné cinq jours, Joubert comprit qu’il ne pourrait pas parler d’égal à égal avec les jeunes gens du Pacte de Varsovie. Les Polonaises présentes à l’arrivée du groupe étaient devenues quasiment hystériques lorsqu’elles comprirent que le car déversait une vingtaine de jeunes Français.

Le soir-même, pas un français qui n’eut pas une, voire deux polonaises qui passèrent entre ses bras. Même Joubert, pour ne pas se distinguer, se laissa faire et passa quelques instants à embrasser l’une d’entre elles. Il ressentit un peu de dégoût. Mais, la Polonaise n’est pas une Marie-couche-toi-là. Les pères catholiques étaient encore influents dans leur pays. Leur Jean-Paul II était en pleine Gloire. Elles ne passeraient pas sous les draps.

Les choses se compliquèrent quand une bande de jeunes russes débarqua à l’auberge de jeunesse. Une horde de sauvages lâchés en pays conquis. Joubert n’avait pu nier la réalité, très surpris par le comportement de brute des Russes. Dès le premier soir, il burent comme des trous et se ruèrent sur les Polonaises. Les jeunes filles terrorisées trouvèrent bien entendu refuge auprès du monde libre. On faillit en venir aux mains. Mais, les Russes finirent par noyer leur frustration et leur surabondance de testostérone dans la vodka est-allemande infâme qu’ils partagèrent de bon cœur avec les compatriotes de Joubert. Des femmes, seulement des femmes ! Se battre pour elles ? Allons ! Rien ne vaut une bonne biture entre gaillards.

La fille avec la jupe en daim très courte savourait l’ambiance qui régnait dans le très beau jardin de la Jugendherberge et profitait du soleil du mois d’août. Elle restait là sur son banc, sans montrer aucun signe d’impatience, sans aucune velléité d’en partir. Un des jeunes français vint s’asseoir à côté d’elle après avoir demandé galamment l’autorisation de la jeune fille.

Joubert ressentit beaucoup d’amertume et même du dégoût. Évidemment, c’était l’un de la bande des quatre qui avait osé l’aborder ! Un des quatre Parisiens, membres des Jeunes socialistes, quand tous les autres étaient à la Jeunesse Communiste. Ils étaient leur Cheval de Troie. Beaux garçons, bien soignés, habillé à la dernière mode, Parisiens, « socialistes » sans socialisme, libéraux-démocrates. Une affiche de propagande vivante pour le capitalisme occidental. Toute jeune fille qui avait grandi dans la grisaille est-allemande – elle était réelle, cette grisaille, mais elle plaisait à Joubert, cette tristesse était au diapason avec son âme, elle avait pour lui quelque chose de réconfortant – , toute jeune fille du socialisme réel ne pouvait être que charmée par ces jeunes hommes épanouis, diffusant une vraie joie de vivre, parangon de l’individualisme libéral, de la réalisation de soi, éloge du narcissisme, porte-étendard du monde libre et du dividende, de la modernité qui flamboyait de l’autre côté. L’abondance, le bien-être, la liberté.

Autant dire que ce voyage manquait son but. Il se sabordait. C’était un naufrage total. Les Français ne venaient pas découvrir le paradis socialiste : il n’existait pas, le paradis socialiste. Ils avaient emporté dans leur bagage le diable capitaliste qui venait corrompre les âmes de la jeunesse est-allemande.

Joubert était plein de confusion à son retour. Qu’allait-il bien pouvoir raconter aux vieux communistes qui avaient mis la main au portefeuille pour lui payer son voyage ? Que si on voulait baiser, il fallait prendre sa carte au PS ? Il était effondré sous la frustration, le ressentiment et l’amertume. Les vieux communistes ne voulaient entendre qu’une seule chose : qu’ils ne s’étaient pas battus en vain toute leur vie. Il était désemparé.

La fille à la jupe en daim très courte avait soudainement disparu, le jeune socialiste aussi.

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