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Il passait des heures à lire les poèmes de ses concurrents. Il y lisait sa conviction de devenir l’un des lauréats du concours. Plusieurs candidats encombraient le service en envoyant de très nombreux poèmes. Une manière de se faire remarquer même si le plus notable était la niaiserie de leurs écrits. Pourquoi la poésie attirait-elle autant de cucul-la-praline ?
Joubert se contenta de taper trois poèmes sur le clavier du Minitel. Une trinité pour son triomphe. En cliquant sur le bouton « Envoyer », le très jeune homme fut saisi par une certitude sans faille comme en sont saisi parfois inexplicablement les timides. La foi, comme une bouffée délirante. Il gagnerait le concours. Il serait reçu au Club des Poètes. Il serait admiré, loué, aimé. Joubert connaissait si bien le doute qu’il était capable de lui jouer un bon tour de temps en temps. Désirer si fort parfois que déjà l’on possède l’objet de son désir. Quand tout, cœur, âme et corps communient avec ardeur, résolus, il savait convaincre, même à distance. Les impulsions électroniques qui vibraient le long des fils du téléphone portaient avec elles l’onde de son toupet, la foudre de sa certitude. Le destinataire ne pouvait qu’en être frappé. Lui, le timide, le discret, l’effacé pouvait fasciner, se rendre irrésistible quand il était envoûté par la passion. Il devenait charismatique sans en avoir conscience.
Et il gagna. Il se rendit rue de Bourgogne avec la peur et la joie au ventre. Il arriva très en avance, passa et repassa devant le Club, s’en éloigna et finit par trouver un poste d’observation discret. Il fut pris de l’envie de partir. Il s’engagea même sur le chemin du retour, se ravisa au bout de deux cent mètres, et fit son entrée sans plus se soucier de l’heure. Il eut besoin de quelques secondes pour s’habituer à la pénombre. Le lieu était modeste, petit, une espèce de cave. Des tables et des chaises en bois, poutres apparentes, très peu d’espace pour circuler. Joubert sentit qu’on pouvait s’y cacher, se faire oublier. Une jeune fille se présenta à lui. Jolie, souriante, accueillante, chaleureuse, elle respirait le bonheur. Joubert en tomba immédiatement amoureux. Elle se présenta comme la fille des propriétaires du lieu, les fondateurs du Club des Poètes. Il la suivit. Elle passa derrière le bar qui ressemblait au comptoir d’une vieille épicerie encombrée de mille choses, entassées là depuis des années. Un sentiment contradictoire s’empara de lui. On n’était pas un anonyme qui venait prendre un verre dans un café, on était reçu comme un ami en visite, c’était chaleureux. Et, dans le même temps, cela souffrait d’un manque de professionnalisme évident, un lieu marginal où la reconnaissance qu’on vous offrait n’avait que peu de valeur. Joubert aurait pu dire que ce lieu ne le méritait pas !
La jeune femme demanda son nom à Joubert.
– Ah ! C’est vous !, dit-elle avec un réel enthousiasme. Joubert en oublia tout sentiment confus. Encore plus amoureux. Il pouvait rougir, le manque d’éclairage l’aidait à dissimuler sa gêne.
– Avec Emilie, on a adoré vos poèmes. Emilie, c’est la comédienne qui lira les poèmes des lauréats avec moi. Vous pouvez aller vous asseoir. Vous avez toute la salle pour vous.
Joubert hésita. Dans un premier temps, il voulut aller se dissimuler tout au fond de la salle. Mais, il choisit une table au milieu d’où il pouvait observer la jeune femme, tout à son aise.
Les premiers convives arrivèrent bientôt. C’était une soirée spéciale consacrée à la réception des nouveaux lauréats, presque une soirée privée entre membres du Club, nouveaux et anciens lauréats du concours, amis fidèles. Joubert buvait sans se préoccuper du fait que la bouteille de vin rouge posée sur la table était destinée à la tablée entière, quatre personnes. Il n’avait pas dit un mot sauf quelques timides bonsoir. La salle se remplissait et il restait seul. Il tenta de quitter sa place. Mais il y revint très vite, pas assez ivre pour oser s’immiscer dans une conversation.
La jeune femme allait de table en table, échangeait quelques mots, plaisantait, riait. Elle vint vers lui. Joubert fut pris de panique.
– Ça va ? Vous ne vous ennuyez pas trop ? Ne restez pas seul, c’est trop triste.
– Je ne suis pas seul ! répliqua Joubert en levant et en désignant son verre.
– C’est encore plus triste alors ! lui dit-elle en s’éloignant.
Joubert se rassit, effondré. Il n’avait jamais eu répartie plus idiote, plus grossière. Quel mauvais rôle !
Il dût s’asseoir sur un banc du parc, encore saisi par la tristesse de ce souvenir, de ce moment où il s’était montré d’une bêtise crasse. S’il avait voulu effrayer, provoquer et faire fuir cette jeune fille, ce fut une belle réussite. Il aurait voulu qu’elle restât avec lui. Il avait eu envie de partir et s’il était resté c’est parce qu’il n’avait pas eu le courage de traverser toute la salle où l’on jouait des coudes pour avancer, c’est parce qu’il savait qu’il ne pourrait pas s’échapper sans qu’on le remarquât. Il faisait tout de même partie des invités d’honneur. Un lauréat.
Que pouvait-elle penser de lui maintenant ? Joubert déambula tant bien que mal dans la salle, et, discrètement, se servait un verre de vin à chaque table désertée. Mais, on invita chacun à s’asseoir. La soirée allait vraiment commencer. Le jeune homme avait assez bu pour ne plus être perturbé par sa réponse imbécile. Il s’assit sur la première chaise de libre qui se présenta. Un autre jeune lauréat à la table. Ils sympathisèrent tout de suite. Le vin rendait Joubert affable et volubile. Un gars de province qui n’avait aucune ambition littéraire, sincèrement étonné de se trouver là. Ils pourraient devenir amis. On lit quelques poèmes pendant une demi-heure et le repas fut servi. Il était temps que Joubert avale quelque chose de solide. Le temps défila très vite. Vint enfin le moment où l’on lut quelques poèmes des lauréats. Joubert fut étonné de n’en ressentir aucune joie, aucune fierté, il était déçue que ce fut Émilie qui lut et non la jeune femme de la maison. Son dépit fut encore plus grand quand Emilie se trompa sur le dernier vers.
Joubert se rendit compte qu’il devrait partir bientôt s’il ne voulait pas manquer le dernier train de banlieue. Il dut se faire violence pour aller au bar, payer ce qu’il devait et prévenir de son départ. C’est la mère qui tenait la caisse. Il était lauréat et était invité. Mais, il était inconcevable qu’il partît maintenant, lui dit-elle. Inconcevable. La mère était passablement offusquée. La soirée venait à peine de commencer. Il aurait dû prévenir, on lui aurait trouvé un logis pour la nuit à Paris. Surtout, il devait impérativement lire lui-même un de ses poèmes pour toute la salle. Joubert fut terrorisé par cette nouvelle. Il aurait dû boire plus, se mettre vraiment minable, laisser son ivresse le commander, se comporter d’une manière indigne, d’une manière indécente, digne d’un poète maudit.
Il n’eut pas le courage de se défiler. Tremblant, il ânonna le poème « Jaune » que seul l’autre lauréat assis à sa table pu entendre.
Je danserai la valse sur les balles viet-cong
L’autre le regarda un peu effrayé. Il était question de fièvre, de maladie, de l’air irrespirable de l’Asie tropicale où Joubert n’avait jamais mis les pieds, de la mort, de la guerre. Le Mal.
Pour savoir qui je suis : poète ou syphilis.
Personne n’entendit ces vers. Et peut-être aurait-il mieux fallu que quelqu’un entende ce poème ? Il n’avait pas osé l’envoyer pour le concours. C’était son âme maladive qu’il révélait là. Un mal métaphysique, profond, le désespoir qui la rongeait. Qui parmi ces gens ce soir-là aurait pu y comprendre quelque chose ? Même s’il l’avait lu en articulant, à voix très haute. Ces gens-là n’étaient qu’illuminés, des béats se pâmant à l’écoute de quelques vers. Putain ! Ils n’avaient rien compris à la poésie. Un vers, c’était de la poudre, un poème, de la dynamite ou alors qu’il crève le poète, on n’avait pas besoin de lui si c’était pour que quelques bourgeois se gargarisent en levant le petit doigt. A dégueuler. Rien qu’une bande d’hédonistes impuissants et frigides qui venaient larmoyer sur la laideur du monde dans ce réduit poussiéreux en prenant des poses aristocratiques. Du maniérisme, de l’art pompier. Rien à branler de la poésie, si c’étaient ceux-là qui en maintenaient la flamme. Il avait envie de sauter à pieds joints sur les tables en criant « Merdre ». Oser vraiment être poète. Trop timide, trop timoré. Ces vers étaient juste bons à faire mouiller les jeunes filles. Même le lauréat à sa table, avec sa jolie chemise blanche et ses cheveux bien peignés, plein d’afféteries, de politesse, de retenue. Sans aucune ambition. Ils avaient tous un métier honorable : financier, avocat, journaliste. Même la femme d’un ambassadeur et le clou de la soirée : le Préfet de Police de Paris, un ami de la maison, un ami de la poésie, qui passa pour lire un poème. Ils s’en sentaient tous honorés. Des dégueulasses ! Les vrais poètes continueraient de crever si c’étaient tous ces cons qui avaient le cachet officiel. Il croyait rencontrer une armée d’incendiaires, de pilleurs, de barbares. Il tombait de haut, Joubert. Bouffissure, suffisance, prétention.
Foutre le camp, ne plus y mettre les pieds dans cette cambuse mal fréquentée. La poésie ? Pour en arriver là ? Qu’elle crève ! Pour que Mme l’Ambassadrice ait son petit frisson ? Pour que M. Le Préfet se donne bonne conscience. Réciter les Assis avant de s’asseoir avec les assis, assis soi-même. Du divertissement pour privilégiés. Du divertissement ! Ce serait sans lui, ce petit cirque d’eunuques.
32
Un monde sage, poli, hypocrite. Bureaucratisé. Partout où il se rendait avec son idéalisme en bandoulière, on lui riait au nez. Le pistolet dans la poche, c’était pour leur couper la chique. Qu’on le prenne au sérieux ! Ils ne connaissaient que ça, toute cette bande de faibles, ils ne comprenaient que la force. Ses passions, ses rêves n’étaient pas des distractions. Il leur fallait donc du plomb dans le crâne pour qu’ils le comprennent ! Pour que cessent leurs ricanements.
Ils allaient constater qu’il était irrécupérable. Il ne se rendra pas à l’évidence de leur monde, il ne s’assoira pas sur le strapontin qu’on lui désignait. Leurs règlements, leurs lois, leurs fausses croyances. Le droit. Tout était faux, vicié. Ils n’avaient aucune vérité à lui offrir. C’est pour ça qu’ils avaient sacrifié le monde à la logique mathématique. Le chiffre était le dernier pilier sur lequel il pouvait faire tenir leur monde branlant.
Pas de place pour la vie. On crevait tous à petits feux, étouffés sous l’hydre bureaucratique. La vie n’était qu’une suite de procédures, de contrats rédigés et aussi vite rompus. Tout était faux. Il fallait être costaud pour résister à l’effondrement. On vivait dans un séisme permanent, dans les décombres. S’habituer à la poussière et aux ruines. Survivre, survivre ! Ou bien tendre la main et les fesses à la grande enculerie. Vivre comme des larves.
Ça dégueulait de tout son être, à Joubert. Il ne trouvait plus de mots. Tout était tellement absurde. Les salauds, toute l’oligarchie pouvaient bien remercier Hitler et Staline. Grâce à eux, ils pouvaient aller très loin dans la saloperie puisque les deux autres en avaient repoussé les limites. La jauge était très haute. Le record du monde de la dégueulasserie pas prêt de tomber. Les fumiers pouvaient s’en donner à cœur joie et faire de nous des esclaves – parce qu’on avait oublié ce qu’était un esclave -, tant qu’ils ne nous tatouaient pas les bras, tant qu’ils ne nous entassaient pas dans les douches, tant qu’on ne parlait pas russe, tant qu’on ne se les gelait pas par moins 50, on n’avait pas trop à se plaindre.
La pourriture qui était à la tête partout, cette vermine innommable, toutes ces merdes dans des bas de soie, partout la bourgeoisie au faîte de son triomphe, la pire classe que la terre eut portée, ils pouvaient tous se lâcher tant qu’ils ne s’appelaient pas Commissaire du peuple ou Obersturmführer. Il y avait le droit. Ce sacré droit, rédigé par eux, pour eux. Tout était légal et maîtrisé. Rationalisé. Le biffeton si besoin pour bannir toute velléité de révolte.
Des peuples de crevards, avachis, veules, vaincus. Voilà sur quoi ils régnaient. On n’avait jamais connu de peuples aussi soumis, d’époque aussi cloisonnée. Voilà sur quoi ils régnaient. Ça les dégoûtaient un peu, les maîtres, ça grouillait beaucoup trop tout en bas, il faudrait revoir la démographie, faire le tri là-dedans, qu’il y ait moins de monde dans le marigot, parce qu’à force, tous ces gueux, ces mauvaises fringues, ces sales gueules, il y avait de quoi dégobiller.
Fine gueule, la Haute.
Mais, on ne pouvait pas faire comme Hitler ou Staline. Alors, on provoquait les plus fous, on façonnait du débile, du fanatique qui ferait le travail à leur place. On leur foutait la trouille aux désarmés, au monde d’en-bas, aux sans-dent. Chairs à canon, chair à machines, chair à chômage, chair à prison, un tas de mou juste bon à alimenter la matrice. Défendre la cause animale, la cause végétale contre tous les loqueteux. Leur faire comprendre combien leur présence sur terre est une anomalie, qu’ils sont de trop, trop bien nourris, privilégiés, qu’ils vont faire crever la planète, qu’ils sont moins respectables qu’une orchidée ou qu’un grand gorille. Pas respectables du tout.
« Et j’aurais des doutes ! » hurla Joubert en lui-même. J’aurais des hésitations. On a atteint le point de non-retour. Les portes de l’Enfer se sont refermées derrière nous et elles ne s’ouvrent pas de l’intérieur. On ne peut pas foutre le feu à l’Enfer ! Alors pourquoi ne pas céder à ses démons ? Ils feront le boulot bien mieux que moi. Tout envoyer au Diable. Ni repris, ni échangé.
33
Joubert entendit les cloches sonner. Il avait mille fois pensé à ce moment, mille fois répété la scène dans sa tête et sur le terrain. Il avait tout prévu, pensait-il. Il était sur une scène de théâtre. Lui, metteur en scène. Plus besoin de penser. Plus de texte. Le pas qui déclencherait l’animation de sa main. La scène par cœur. Les aléas, oui, il savait. Le hasard. Un contretemps. Qu’importe ! Cela se passerait malgré le coup de théâtre de dernière minute, et même à la dernière seconde. Rien n’était cependant écrit d’avance. D’accord !
Vingt ou trente minutes à attendre. Si le prêtre avait un mot en privé à dire à la famille, la longueur de la queue à la boulangerie. Le magasin de chaussures en face de l’église ouvert peut-être ce dimanche où les jeunes filles iraient perdre cinq minutes, pour rien, juste pour voir, pour être sûres de ne rien manquer, de ne pas laisser passer l’occasion exceptionnelle. Le père hésiterait, puis irait s’acheter un ou deux cigares. Il irait voir les hurluberlus qui vendaient l’Action française, peut-être l’Humanité-dimanche, ça arrivait, cette présence incongrue. Il était intrigué par ces jeunes hommes de bonne famille – l’Humanité-Dimanche vendue aussi par des jeunes hommes de bonne famille ici, la crise d’adolescence, de la provocation -, qui perdaient leur temps au profit de causes perdues. Des jeunes gens qui avaient tout l’avenir devant eux et qui vivaient dans le passé. Il leur achetait un journal de temps en temps. Les divertissements n’étaient pas nombreux au Vésinet, alors… Croyait-il lui-même en quelque chose ? Il s’était rarement posé la question. L’introversion lui était totalement étrangère. Il avait des tâches à accomplir, des devoirs envers sa famille et les actionnaires. Plusieurs fois, on l’avait approché pour qu’il participe à la vie politique locale et pourquoi pas député. Il n’en avait aucune envie, il n’avait aucun talent pour ça, pas ce genre de talent, pas ce genre d’ambition. Rien à y gagner.
Joubert aurait voulu parler au père. Il voulait savoir comment pensait le directeur régional d’une multinationale. Connaître ses pensées quand il décidait de fermer une usine et de licencier quatre cent personnes. Pensait-il à ces gens même rien qu’une minute ? Quel sens cela avait-il pour lui d’aller écouter la Messe tous les dimanches ?
Joubert remarqua qu’il avait mouillé ses chaussures dans l’herbe. Ça lui déplut. Il avait hâte que tout soit fini. Cela avait trop tardé. Il avait failli renoncer. Il ne vivait plus que pour ça, par ça. Cette famille l’avait phagocyté. Elle avait le pouvoir de l’adoucir, de le ramollir, de le domestiquer. Le posséder corps et âme. Envie, jalousie, ressentiment. Ce qu’ils inspiraient à Joubert. Rien de bon car ce n’était pas de l’aversion. Il devait oublier leur humanité comme le père oubliait celle des ouvriers qu’il mettait à la porte.
Ni peau, ni chair, ni sang en face de lui. Des symboles. Les enfants des Romanov n’étaient pas des enfants. Ils n’avaient pas eu de chance. Pour une fois que c’étaient eux qui n’avaient pas de chance. Et il faudrait s’apitoyer ? Il avait choisi d’autres gosses pour nourrir son apitoiement et c’étaient ceux des romans de Zola.
Joubert ne partageait rien avec cette famille qui ne partageait rien avec la grande majorité de l’humanité. Des vampires. Des monstres. Des mutants qui vivaient dans leur réserve à l’abri de tout et de tous sauf peut-être d’eux-mêmes. Le jeune homme désirait que plus aucun d’entre eux ne se sente à l’abri, que ces gens-là vivent dans la peur, qu’ils perdent l’appétit et le sommeil, leur tranquillité. Leur assurance, leur suffisance, leur sentiment de supériorité. Ils allaient bientôt ravaler tout cela sans avoir le temps de le digérer. Qu’ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Pourquoi ? Pourquoi ? Voulait-il qu’ils s’exclament dans leur dernier souffle.