Une curiosité d’un autre âge
Parfois, on retrouve de vieilles photos ; alors tout un pan de notre mémoire refait surface et avive des souvenirs affadis.
Je retrouve ce texte que j’avais rédigé fin 2020, une rétrospective de l’année écoulée. Bien sûr nous n’avions pas le recul d’aujourd’hui. Aussi, ces premières lignes sont d’une naïveté sidérante. Une sorte de détachement décalé, ahuri. Cet entre-deux, flottant, je souhaite le rappeler ici. Candeur d’une autre planète, d’il y a seulement cinq ans. Une curiosité d’un autre âge.
Passionné d’ingénierie sociale depuis 2010, j’observais le déroulement des événements, il suivait le manuel à la lettre. À court terme, l’avenir ne pouvait être que sombre. Eh bien malgré la cascade des coercitions qui nous tombait dessus, je n’arrivais pas à prendre tout cela au sérieux. Pourtant, enfin, la théorie s’appliquait. Pour de vrai. Brutalement. Et le mal en pis était probable, oui, mais quoi ? Incertitude délétère. Que ceux pour qui cette période fut tragique ne m’en tiennent pas rigueur, mais je ne pouvais m’empêcher de rire, d’un rire tordu devant cette caricature d’Humanité qui nous était imposée. Jusqu’où iraient-ils ?
Désormais, nous avons plus de recul et nous pouvons comptabiliser les crimes et leurs victimes, les vivants comme les morts. Dénoncer et nous souvenir. Nous sommes désormais de vieux lutteurs au cuir plus épais, avec les cicatrices et les désillusions que connaissent les esprits aguerris. Certes, il est bon de mesurer le chemin parcouru. Mais à cette aune, notre futur chemin sur les cinq ans à venir donne le vertige !
Un confinement, c’est tout le temps ?
« Un confinement, c’est tout le temps ? » m’a demandé la laborantine. Je n’en savais trop rien, mais comme un confinement est une mesure prophylactique, j’avançais, en ne voulant pas y croire, que son succès résidait en son respect le plus inconditionnel. Dans cette pharmacie de quartier, notre petit échantillon d’humains, quelques clients et deux blouses blanches mijotait incrédule, pris au dépourvu, plus sous le coup d’un contretemps gênant que vraiment effrayé. Façon groupe de touristes devant les grilles fermées du musée. Même, une vague curiosité de badauds surnageait.
Notre premier réflexe a été de quitter Paris. En coup de vent. Nous avons raflé la quasi-totalité des provisions qui se trouvaient là, une grosse valise de vêtements de demi-saison et d’été (on ne sait jamais, déjà l’amorce du refrain « jusqu’à quand ? ») ; les médicaments essentiels et l’imprimante dans son énorme carton, qui a osé parler de bureau mobile ?
C’était un repli. Pire, un exode face à l’ennemi. En fait, oui, la capitale devenait ennemie. Avec sa multitude à nourrir et ses trois petits jours d’autonomie que lui assure Rungis. Déjà, on se faisait peur avec des visions de cinéma, des zombis décharnés s’entretuant pour une boite de conserve…
Installés dans une routine irréelle
Dans notre nouveau lieu de vie, nous nous sommes installés dans la durée, dans une routine assez irréelle, qui n’arrivait pas à devenir banale. Reconstituer les stocks de nourriture, de nouvelles piles de linge dans de vieux meubles, un ménage en grand, jardinage. Bien sûr, les queues aux magasins, souvenir d’une file de la boulangerie qui longeait tout le périmètre du parking jusqu’à la halle. Avec un individu tous les mètres cinquante, bâillonné.
Une activité professionnelle à distance. Sentiment régressif, on devient soi-même, assidûment, un terminal de la grande matrice, de l’internet, doigts-clavier, yeux-écrans, tympans-casque audio, fœtus incapable de se détacher, de vivre sa vie. Face à une activité subitement ralentie, on sécurise les actifs, les clients, les prospects dans un climat d’une frilosité extrême, sans aucune visibilité qui permettrait une stratégie plus fine, un plan d’action avec des échéances précises. Une navigation dans un brouillard épais et sans instruments. Des intervalles de temps mort, aussi. Comme ces moments goûtés sur notre terrasse, une vision de ville sans rumeur, sous le soleil, le bitume en miroir, nos têtes frôlées par le vol des mésanges. Parfois le souffle d’un jogger dans la rue vide, le passage d’une voiture est un événement.
Toutefois, vision d’un fourgon de pompier s’arrêtant quelques maisons plus loin, un scaphandrier dans sa combinaison jetable en descend, mallette à la main, entre chez l’habitant…
L’été fit prospérer trois plans de courgette et nous a fourni des monstres de comices agricoles. Par contre les patates plantées trop tard ne donnèrent que des billes.
Sommes-nous mieux armés aujourd’hui ?
Mais sur le fond du problème, les esprits n’étaient pas si sereins. Se retrouver dans les premiers temps masqué et ganté dans un supermarché pousse après-coup à s’interroger. Surtout si l’on est confronté à un Exécutif qui nie l’épidémie puis en fait son cheval de bataille : autorise puis interdit les rassemblements (sauf élections municipales bien sûr), autorise ou restreint le droit d’aller au travail, de participer à des funérailles, déclare les masques non nécessaires, trop compliqués à mettre puis indispensables mais aux réserves à sec jusqu’en juin. Nous dépeint un Hôpital-village Potemkine fin prêt, mais qui se révèle tiers-mondialisé, délabré par vingt ans de management néolibéral, avec proportionnellement deux fois moins de lits d’urgence qu’en Allemagne, des stocks de masques détruits ou donnés aux chinois depuis peu, des soignants vêtus de sacs poubelles et de gants pour la vaisselle…
Oui, à nouveau, je pose la question : ne sommes-nous pas mieux armés qu’au début de cette odyssée ? Tant d’écailles nous sont déjà tombées des yeux. Jusqu’où, dans les cinq ans à venir, plongerons-nous dans l’indicible ? Pathologiquement, à grande échelle, la population est tant fragilisée.
Ou bien, y a-t-il encore une chance pour que tout cela tourne en farce, moins sinistre que cocasse ?