Le Jeune homme et la mort – chapitres 13, 14 et 15

Joubert avait compris que nul poème, nul roman, nul œuvre ne pourrait lui permettre d'atteindre la beauté extatique qui parfois sans prévenir s'emparait de son âme. Mais, ne lui dites pas que c'était Dieu qui s'emparait de lui, il n'en aurait jamais convenu.

13

Joubert demeura quelques instants sans bouger devant la propriété. Il était trop tôt, bien trop tôt. Il s’imaginait faire le tour du lac autant de fois que nécessaire. Il fumerait cigarette sur cigarette. Il regarda sa montre. Dans moins de cinq minutes, la voiture familiale passerait la grille. Mais, ce n’était pas pour maintenant. A leur retour.

Il s’éloigna et traversa la rue pour aller jeter un coup d’œil au Palais Rose. Il posa à peine le pied sur le trottoir qu’il entendit le bruit de la haute grille à commande électrique. Le prix de cette grille s’élevait au moins à cinq ans de salaire de son père. Son père n’avait compris que tardivement quelle richesse pouvaient posséder les riches. Il l’avait compris lors d’un rendez-vous syndical au siège social de la multinationale qui l’employait. Il était accompagné d’un autre syndicaliste, un cadre de l’entreprise. Hummel, son compagnon de voyage, avait un fils qui avait réussi le concours d’entrée d’HEC. Ce fils de cadre moyen d’une industrie installée en province côtoyait au sein de son école les descendants de grandes fortunes. Ces derniers n’avaient pas voulu le croire quand il avait raconté qu’il existait des familles entières qui vivaient avec le SMIC. C’était impossible, c’était moins que leur argent de poche. Le père de Joubert avait commencé à prendre la vraie mesure de la richesse. Le riche, ce n’était pas, comme il le pensait, le chef du personnel qui avait commencé ouvrier comme lui et qui gagnait peut-être tout au plus quatre ou cinq fois plus que lui, ce qui n’était déjà pas si mal. Le riche, ce n’étaient pas les quelques notables et bourgeois de sa petite ville. Ah non ! Des rigolos, ceux-là.

La Mercedes familiale prit lentement la route pour se rendre au centre ville. Ils allaient tous écouter la messe dominicale. Des jumelles d’une vingtaine d’années, magnifiques. Un garçon de onze ans, Gustave, dont il connaissait le prénom parce qu’il aimait se cacher, et qu’on ne cessait de crier son nom dans les allées des jardins de la propriété. Joubert était bêtement tombé amoureux des jumelles. Il s’était mis en tête de les séduire toutes les deux. Coucher avec l’une, puis avec l’autre et avec l’une, et avec les deux en même temps. Se faire surprendre par leur mère en plein ébats. Les engrosser. Un plan grotesque qu’il avait vite abandonné. L’imbécile était tombé amoureux. Il suivait discrètement leurs déplacements et se pâmait quand il pouvait apercevoir une boucle de cheveux ou quelques centimètres de cheville.

L’amour, le désir faisaient tomber l’être humain dans le ridicule s’était-il persuadé pour se guérir. Aujourd’hui, il détestait les jumelles. Il n’aurait pas plus de pitié pour elles que pour Gustave, ce futur prédateur.

La voiture grise aux vitres teintées passa dans son dos presque en silence.

Quel monde de désolation celui qui vous poussait à tant de dureté, qui vous mettait en demeure de vous soumettre ou de vous démettre. Joubert ne voulait pas savoir qu’il existât diverses voies, diverses manières de se soumettre ou de se démettre, que la vie était le plus souvent grise, pleine de nuances. Il ne connaissait rien à rien. Il ne connaissait que ses propres peurs, une peur d’orphelin. Il n’avait plus envie de trouver une famille.

14

Assez ! Plus qu’assez de toutes ces visions, de toutes ces pensées impromptues. Pourquoi son esprit ne le laissait-il pas tranquille, pourquoi n’était-il pas comme ces êtres qui agissent sans réfléchir plus qu’il ne faut, qui agissent et qui réfléchissent ensuite ou pas, qui font les choses et qui se demandent comment faire seulement une fois la tâche accomplie ?

Il avait cru que l’état normal de tout membre de l’espèce humaine était le sien. Torturé, angoissé. Certes, tout homme l’était dans une certaine mesure. Mais, la plupart des hommes savaient museler leur peur. Ils agissaient, se démenaient grotesquement, se saoulaient, se perdaient dans des plaisirs éphémères, s’abandonnaient à des passions triviales. On aurait cru que pour ces hommes, il s’agissait juste de survivre à la journée de labeur qui s’annonçait jusqu’à la suivante, et, entre les deux, de se donner à ce repos que l’on doit mériter pour y goûter pleinement. Accomplir une tâche, faire son travail quotidien, sans se préoccuper de la qualité ou de l’intérêt de ce que l’on fait. Faire. S’occuper. Faire parce qu’il faut bien faire quelque chose. Faire pour ne pas se poser de question. Parce qu’on nous avait donné la vie. La vie qui n’était pas une question.

L’homme moderne nourrissait une haine féroce à l’encontre des contemplatifs, des êtres qui se retirent pour penser. Et le monde moderne était parvenu à exterminer cette race d’homme, à étouffer toute velléité d’atermoiement, de pas de côté. Race d’inférieurs dont le grand tort n’était pas d’être inapte à l’action, loin de là, mais de mettre du sens dans leurs actes, d’avoir la vanité de vouloir donner un sens à leur vie. Des êtres qui osaient affronter leur peur, la regarder en face. Effrontés, insolents, impudents.

Des êtres qui recherchaient la grâce.

Joubert n’était pas allé aussi loin dans sa réflexion. Il portait son angoisse à chaque instant. Elle le terrorisait parce qu’il se sentait responsable pour l’humanité toute entière. Il ne pouvait accepter que la justice ne fut pas de ce monde. Il ne pouvait accepter de s’en remettre à la justice humaine. Alors, il s’en était remis à la justice de l’Histoire. Oui, on ne devait juger l’homme que pour ses actes. La pensée était action et l’action était pensée. On ne pouvait penser que dans un corps en mouvement. Corps et esprit étaient inséparables. Il fallait bien le comprendre.

Joubert était persuadé que si la justice humaine de son époque ne pouvait que le condamner, l’Histoire, elle, lui donnerait raison. Le mal qu’il s’apprêtait à commettre était un mal nécessaire. Un acte de foi. C’était sauter dans un train en marche pour y nourrir le feu qui faisait avancer la locomotive, un train que personne ne pouvait arrêter.

Oh ! Comme il se sentait mieux quand il oubliait les hommes, les aléas et les douleurs de sa petite vie pour retrouver la foi. Une force lumineuse s’emparait de lui alors. Il était dans la joie, l’extase. On louerait son geste, on parlerait de lui comme d’un martyr. Il savait qu’il allait donner un sens à sa vie dans quelques instants. Ses doutes s’étaient évanouis. Sa présence ici en cet instant ne devait rien au hasard. Il pouvait se remémorer chaque moment important, formateur de son existence, il y lisait le plaidoyer de son acte imminent. On l’avait mené jusqu’ici. On lui avait fait comprendre qu’il avait un destin à accomplir en lui fermant l’accès aux autres chemins de l’existence humaine. On l’attendait ici.

Il pouvait maintenant revoir avec calme ce passé tout proche. Avec sérénité et apaisement. Ce à quoi il n’avait pu goûter, ces plaisirs de mortels qui lui avaient été refusés, on lui offrait au centuple en cet instant. Jamais il ne s’était senti aussi bien.

15

Il n’avait nul autre recours que se résigner au souvenir. Le seul avenir qu’il pouvait entrevoir était posthume. Le présent, l’instant n’était qu’attente. Pour tuer le temps, il rédigerait en lui-même son testament. Il aurait aimé avoir de quoi écrire. Il sentait la poésie remuer en son âme. Cependant, il était persuadé que les plus grands chefs-d’œuvre n’étaient pas ceux qui étaient couchés sur papier. Non, les chefs-d’œuvre restaient inconnus sauf pour leur créateur. Les voies du seigneur sont impénétrables. Les chefs-d’œuvre naissaient et volaient dans l’esprit du génie. Il était impossible de les capturer avec des moyens humains, les fixer c’était les détruire, ces battements d’ailes de papillons.

Joubert avait compris que nul poème, nul roman, nul œuvre ne pourrait lui permettre d’atteindre la beauté extatique qui parfois sans prévenir s’emparait de son âme. Mais, ne lui dites pas que c’était Dieu qui s’emparait de lui, il n’en aurait jamais convenu. Quelque chose d’incommensurable, sans étendue, en dehors du temps s’épanouissait en lui à de rares moments. L’appel de la beauté, l’appel à la beauté. Elle pouvait presque le terrasser, lui faire rendre les armes. Mais à quels pieds les déposer ? Une transe subite et subie. « On me parle » comme disait Rimbaud. Dire qu’il aurait suffit d’y reconnaître Dieu pour être sauvé ! Peut-être… Dès l’âge de seize ans, Ni Dieu, ni Maître, clamait cet imbécile, esclave de ses instincts primaires, la marionnette du Diable.

La beauté, il la cherchait ailleurs qu’en lui-même. Il pensait qu’elle était synonyme de perfection, une symétrie qui répondait strictement aux lois de la physique.

Joubert récita deux de ces rares poèmes de sa composition qu’il connaissait encore par cœur.

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