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« Terroriste ! » avait-il entendu dans son dos. Il avait tout de suite compris que l’interpellation lui était destinée sans avoir reconnu la voix de son professeur de français. Ce souvenir, ce mot de « terroriste ! » lancé à quelques mètres de lui, à quelques années de là, fit sortit Joubert de son extase.
Il avait arrêté net son pas alors qu’il entrait dans l’immense cour du lycée. Il avait eu une heure de mathématique dans une aile un peu à l’écart réservée à l’administration et à certains cours des Première et Terminale, un joli endroit au calme, protégée de la marmaille du collège.
« Terroriste ! ». Joubert s’était retourné et était tombé sur le visage hilare de son professeur. Un jeune professeur brillant qui enseignait avec passion, dispensant son savoir dans la joie et la béatitude, et pourtant avec vigueur et une certaine violence. C’était lui, Joubert, le terroriste, cela ne pouvait être que lui. Lui qui s’insurgeait contre ce qu’il aimait malgré lui, contre cet enseignement qui semait le doute dans sa vision manichéenne du monde. Lui, le fils de communiste, de cégétiste, était troublé par l’enseignement et la vision du monde d’un fils d’une famille bourgeoise catholique. C’était lui qui l’avait ouvert à la complexité de la vie, mais qui l’avait écrasé avec cette complexité. Lui qui avait semé le doute en lui, sans lui avoir offert quelque croyance dont il eut pu se saisir, qui aurait éclairé sa route. Lui qui l’avait poussé dans les ténèbres de l’incertitude, de la perplexité. Lui, le dévot qui l’avait armé d’incroyances.
« Terroriste ! ». Dans son dernier devoir, Joubert avait essayé de s’extirper par la provocation de l’emprise de ce professeur zélé. Un écrit de terroriste donc. Il avait essayé de démontrer que poésie, roman, tragédies n’étaient que mensonges car intraduisibles dans les langues étrangères. Joubert visait l’universel. « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! ». C’était clair, facile à traduire, impossible à trahir, sans ambiguïté, fermé à toute interprétation.
« Et donc se taire ! » avait écrit en rouge le professeur à la fin de la dernière phrase de son devoir. Joubert n’avait pas compris la remarque. « Je mène votre réflexion jusqu’au bout. », lui avait expliqué le professeur. « Si toute parole, tout discours n’est que mensonge et démagogie, si le langage est une arme aux mains des puissants, comme vous l’affirmez, alors il est préférable de se taire. Et vous voulez faire taire l’homme. Vous voulez le faire taire ! ».
Il ne pouvait pas réfuter la démonstration. Si au commencement était le Verbe, le silence était l’anticréation. Le silence nous condamnait au vide. Terroriste, nihiliste. Le regret d’être né, de devoir prendre langue avec son prochain. L’envie d’entraîner le monde entier dans le néant duquel il n’aurait jamais dû sortir. Les mots fascinaient Joubert, le séduisaient, comme le serpent avait séduit Eve. Le langage était un piège tendu par le Diable, par les Maîtres. Il fallait refuser le dialogue, car dialoguer c’était se battre avec les armes des maîtres, pratiquer un art martial dont ils avaient établi les règles. Ils domineraient toujours le Verbe, il serait toujours à leur service.
« Terroriste ! » Parce qu’il avait découvert un trésor et que jamais il ne pourrait y puiser, pensait-il, lui qui se débattait dans le manque de vocabulaire et pataugeait dans l’erreur de syntaxe. Il découvrait que sa propre langue était une langue étrangère. Étranger à sa langue, exilé dans sa langue. Il y séjournerait en clandestin, on ne lui accorderait jamais qu’un précaire droit d’asile, tout au mieux. Quelle injustice de n’être pas né dans la langue quand elle est votre vocation. Ce n’était pas un métier qu’on apprend, pensait-il. Il ne pourrait jamais cacher sa tare de naissance. Comme naître cul-de-jatte et vouloir devenir champion du cent mètres. Alors que tout le monde se taise et on abolirait toute injustice ! Qu’on coupe toutes les langues ! La langue lui échapperait toujours. Si elle ne lui appartenait pas, qu’elle n’appartienne à personne !
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Ce mot de terroriste. Joubert voyait un individu, décidé, une bombe à la main. Comment lui, si pacifiste, si doux, si gentil… terroriste. Et, soudainement, Joubert vit le mot « terreur » bien mal caché sous le terroriste. Il vit un mot qui avait un sens, une étymologie, et non plus une image d’Épinal, si on osait dire !, du genre de celle qu’il avait vue dans le fac-similé d’un journal de la fin du XIXe siècle. L’effroi, l’épouvante accolés à son devoir, à ses écrits, ses si modestes et si maladroites phrases. Radical, jusqu’au-boutiste, peut-être. Mais terroriste ! Il avait découvert l’exercice de la pure pensée. Il allait jusqu’au bout de la logique et il acquiesçait à « Et donc se taire ! ».
La pensée n’était pas un jeu ni un divertissement. Il avait une responsabilité. C’était ridicule ! Quel mal pouvait-il bien causer, lui, le misérable lycéen vivotant dans une pauvre ville de province inconnue de tous. Que pesaient ses mots dans la balance de la terreur comparés aux puissances de feu des puissants ? Des arsenaux atomiques d’un côté et son devoir de premier trimestre rempli de ratures. Ce professeur était peut-être un brillant littérateur, cependant un idiot quand on touchait à la politique.
Joubert comprit trop tard que c’était en lui-même qu’il ferait régner la terreur. Pour lui seul qu’il appliquerait la sentence de Robespierre : « La vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. ». Et alors, et s’il voulait devenir un saint, Joubert ! Un martyr ! N’avait-il donc pas lu la vie des martyrs, ce professeur catholique ! L’idéal chrétien n’était-il donc pas renfermé dans le mystère du sacrifice du Christ et des Saints. Joubert se moquait bien sûr. Plutôt que de prendre peur de lui-même, de s’effrayer face au miroir, il préférait s’échapper par le sarcasme et les moqueries.
Terroriste ! Comme il était toujours un petit garçon frondeur et désobéissant à qui il suffisait d’ordonner pour qu’il fasse le contraire, Joubert adopta ce mot de « terroriste ». Ça lui plaisait, ce n’était pas une étiquette commune. Il rendit alors visite – dans les livres s’entend – à ses collègues. Il s’acoquina aux narodniki. Vera Feigner, Boris Savinkov. Il rencontra les anarchistes espagnols, américains, français. Mais, il y avait chez les Russes une foi, une passion, un absolutisme qui le soulevaient de terre, qui lui donnaient envie de reprendre le flambeau. Bakounine résumait en quelques phrases tout le sens de la vie de Joubert.
« Dur pour lui-même, le révolutionnaire doit l’être pour les autres. Il doit étouffer tout sentiment de sympathie, d’amitié, d’amour, de reconnaissance, toute émotion envers ses parents au profit d’une passion unique, froide : celle du travail révolutionnaire. Pour lui ne doit exister qu’une joie, qu’une consolation, qu’une récompense, qu’une satisfaction : le succès de la révolution. Nuit et jour, il ne doit avoir qu’une idée, qu’un but : l’impitoyable destruction. En poursuivant froidement et constamment ce but, il faut qu’il soit prêt à mourir lui-même et prêt aussi à tuer de ses propres mains tous ceux qui l’empêcheraient d’atteindre ce but. »
Joubert voulait être un de ceux-là que Marx nommait les rêveurs de l’absolu. Le jeune homme avait enfin trouvé ses frères de solitude.
« Les terroristes devaient leur triomphe et leur échec à une seule et même circonstance : ils étaient des isolés et ils avaient agi uniquement pour leur propre compte. Ils ne représentaient ni intérêt ni idéologie, mais simplement leur affaire, qui était en même temps l’affaire de tous. Cela tenait à leur dignité et à leur aveuglement, l’attribut des prophètes. Étrangers à leur propre classe, ils n’en trouvèrent pas d’autre qui les comprît. Ils ne pouvaient pas compter sur une « masse de base », mais seulement sur eux et sur un avenir sanglant. » Ces phrases aussi, Joubert les avait lues et relues. Nulle part, il ne trouverait un refuge, sauf en lui-même, sauf dans la souffrance, sauf dans la mort.
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Une imagination romanesque débordante ou plutôt un besoin vital de se chercher des frères dans les personnages des romans, frères d’armes, frères d’âmes, cette pataugeoire politique dans laquelle ses parents l’avaient baigné pendant toutes ces années essentielles de la vie – les premières ! – ajoutons à cela sa sensibilité excessive, son idéalisme, son entêtement : comment s’étonner alors que Joubert fut un être fragile, instable, qu’il eût fallu appréhender avec délicatesse et dextérité, comme on manipule un explosif, un poison, un bacille ? Personne n’avait vu quel esprit curieux il était. Curiosité qui, quand elle n’était pas canalisée, quand elle ne dépendait pas d’un maître, n’était que chavirement et chavirage de l’esprit et de la volonté. Alors, le jeune homme s’était forgé quelques convictions comme le naufragé solitaire s’improvise constructeur de bateau et marin, et s’embarque sur un radeau de fortune. Afin que Nietzsche ou Stirner ne sapent pas totalement ses fondations socialistes, afin que Bernanos ne le pousse pas à remplacer Marx par Jésus. Il était trop honnête. Et sincère. Quand il eût fallu être retors et rusé avec soi-même ou simplement agir sans se poser de questions. Pourtant, il était attiré par l’action concrète, l’action directe. Il croyait aux actes, aux faits avant tout. Choisir son camp et envoyer ses flèches protégé derrière les meurtrières du concept.
Son malheur, c’était la littérature. Une dose fatale inoculée par ce professeur de français.
On ne pouvait être à la fois Socrate, César, Jésus et Shakespeare. Il fallait se choisir un destin, un astre à suivre puisqu’il n’était pas envisageable de l’atteindre, de le toucher. Il n’y était pas parvenu. Il balançait entre l’intrigue politique et l’intrigue romanesque, entre les mystères de la révélation et ceux de la vérité. Alors, il tâtait l’eau du bout du pied. Dilettante parce que tous ces trésors qu’il devrait abandonner s’il voulait piocher dans l’un ou l’autre à pleines brassées ! Le paradoxe de l’âne de Buridan était bien faible pour appréhender ce qu’il vivait.
Mais, plutôt que s’éblouir de la richesse de la vie, il était accablé par ses propres limites humaines. Il était tenaillé par la soif et préférait avoir la gorge sèche plutôt que choisir entre plusieurs grands crus.
Il échouerait avant de commencer. Tout cela, au final, était trop grand pour lui. Voilà tout. C’était très simple. Son indécision n’était qu’un prétexte. Incapable se sentait-il. Et tous ceux-là qui étaient venus avant lui, comment pourrait-il croire qu’il pouvait s’y frotter ! Il trouvait toujours une excuse pour ne rien faire, pour commencer sans finir.
Souvent, il se disait qu’il aurait dû devenir plombier, cuisinier ou menuisier. Être occupé de ses mains toute la journée, gagner sa vie durement pour nourrir sa famille, rentrer exténué du travail mais fier de lui, avec la conscience d’avoir accompli sa tâche d’homme, puis goûter aux plaisirs simples, avoir une passion qui ferait de lui un amateur éclairé qui ferait la fierté de sa femme et des ses enfants, transmettre le meilleur de lui-même. Être heureux ! Il rêvait. Il savait qu’il souffrait d’une maladie presque congénitale. La remise en question du monde. Une maladie grave, mortelle. Il aurait bien voulu rentrer dans le rang, comprendre que savoir s’adapter était le signe de la plus haute intelligence. Oh oui ! Pourquoi ne pouvait-on pas remettre à zéro les compteurs de la connaissance, de l’appréhension du monde ? Renaître. Ailleurs. Autre. Bon Dieu ! Pourquoi n’y a-t-il eu personne pour voir son trouble, son malaise ? Son immense solitude. Personne pour mettre son intelligence sur de bons rails, pour l’aider à huiler les bons rouages de cette dispensatrice d’énergie. Personne pour le prendre sous son aile et lui faire comprendre qu’il n’était que pauvre oisillon tombé du nid trop tôt.
Les grands morts étaient là posés comme des phares dans sa nuit de marin sans expérience qui naviguait à vue. Dans la tempête permanente. Il n’accostait que rarement. Jamais. L’ensablement pour seule certitude.