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La nullité, l’indigence intellectuelle, la paresse, l’imbécillité – partout – n’avaient d’égal que sa naïveté et ses illusions. Et sa lucidité. Oui. Sa lucidité. Parce que Joubert croyait que seul celui qui avait cru, seul le candide déniaisé pouvait atteindre à la complète clairvoyance.
Le jeune homme n’était pas adepte de l’entrebâillement, du regard de côté, du coup d’œil rapide. Non. Allons-y franchement, les yeux dans les yeux, jouons carte sur table et n’en laissons pas une seule miette. On fait tapis dès le premier tour de cartes. Si on ouvre la boîte de Pandore, on ne s’enfuit pas. Une fois qu’on s’était exposé à tous les maux de l’humanité, impossible d’en guérir. Dans la boîte de Pandore, il y avait même et surtout l’espérance, ce fléau, le pire fléau pour l’homme. Il n’avait eu de cesse d’essayer de s’en défaire pour en arriver là, à cet instant, à ces quelques minutes d’attente qui le séparaient de l’anéantissement.
Lui avait-on menti ou bien avait-il lui-même laissé éclore et couver le mensonge ? Ce mensonge dont on a besoin pour vivre, pour poursuivre la route.
Il fuyait chaque fois qu’il voyait sa passion du moment dans toute sa nudité, à chaque fois qu’il se rendait compte que ce n’étaient que des hommes dans toute leur médiocrité d’hommes qui incarnaient cette passion, qui lui donnaient vie, qui en maintenaient la flamme. Ou des femmes. Il aurait voulu déposséder tous ces êtres imparfaits du bien qu’ils s’étaient accaparés, être celui qui donnât l’onction, être le bureau certificateur, lui seul. L’éminence grise de la milice, du gang, de la tribu, de la troupe, des fidèles. Le commissaire politique en chef.
Il vivait dans l’intolérance la plus extrême envers les péchés et les fautes des hommes. Ils étaient impardonnables. De la vermine qui s’acoquine. Il ne se sacrifierait pour aucun d’eux. Il voulait ruer, se cabrer comme un cheval sauvage irréductible qu’on essaye de dompter. Droiture et fidélité, respect de la parole donnée : nulle part. Mesquinerie et perfidie, partout. Vous faisiez un seul pas dans ce monde et vous étiez contraint de vous confronter à la corruption. Le péché originel. Il y avait de ça. Quelle autre explication trouver ? L’homme était une aberration de la nature, l’arme de son suicide.
Le cosmos s’ennuyait, bouffi dans sa perfection atomique. Il avait voulu se divertir. Tiens ! Si on essayait d’en faire marcher un sur deux pattes ? Apprenti sorcier, le cosmos. Il n’avait pas prévu que le bipède, il allait se redresser et pointer le nez vers le ciel, et le poing, se croire au-dessus de tout, même du ciel, parce que son nez se trouvait trop loin du sol pour qu’il y sentît sa propre merde.
Moins proche de la terre nourricière. Que je te la snobe ! C’est simplement un fait physique, anatomique qui est à l’origine de toutes ces conneries humaines. On se redresse et on veut péter plus haut que son cul. On ne peut pas venir de là, du champ de patate, mais plutôt de là-haut. A quatre pattes, on se renifle le cul, on ne se tire pas par les cheveux pour se faire plus grand.
Il en riait Joubert, là, en cet instant, de ses élucubrations.
Il suffisait qu’il passe un quart d’heure au zoo à observer les singes pour repartir dégoûté par sa propre condition d’être humain. Toute la science, toute la zoologie n’étaient que fumisterie. Anthropomorphe, le soi-disant savant. Admirateur de lui-même avant tout, empâté, boudiné dans sa propre suffisance d’être humain, tirant toujours la couverture à lui, l’Occidental replet. Ne cherchant chez le singe que ce qu’il lui rappelle l’être humain, vaniteux, dégobillant sa théorie de l’évolution, le progrès, l’homme comme un accomplissement, la fin des fins, la perfection ultime. Une sacré enculerie que la science, enfin, celle qu’on enseigne, scrofuleuse, infectée par les tumeurs métastatiques, autrement appelées le progrès. Le progressisme, le plus grand fléau, paradigme judéo-chrétien qui nous avait permis de dominer le monde mais par lequel notre domination prendra fin. Et, nous voilà criant : après nous le déluge ! Vanité ! Comme si nous étions la crème de la crème, des humains les plus humains. L’asiatique nous a laissés nous débattre, conquérir, piller, dévaster. Le progrès lui en touche une sans bouger l’autre. A l’origine, peut-être… Mais il est sûrement infecté lui aussi. Tant pis pour nous, si on a oublié nos Stoïciens, nos sages grecs et romains. On y reviendra peut-être, le seul espoir pour ne pas être bouffé par l’Indien ou le Chinois, ou par les deux même s’ils semblent bien atteints aussi.
Redevenir des singes, c’est possible, le grand espoir. Et arrêter de les regarder comme des moyens qui mènent à nous, la fin. Ils n’en foutent pas une rame et pas seulement au zoo. Les chefs baisent un peu plus que les autres mais même le plus chétif trempera sa nouille. Bon, il n’y a pas la sécurité sociale et le félin prédateur n’a pas peur du délit de violation de domicile et n’a aucun respect pour la propriété privée. Mais, pas d’échéance, d’agenda, de trois-huit, d’horaires, de cadence, de productivité, de formulaires administratifs, de politiciens, de banquiers, de financiers, d’huissiers, d’avocats, de juges, de flics, pas de prédateurs nourris au sein de la meute.
Je suis un singe, cria Joubert à haute voix. Personne pour l’entendre.
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Les femmes. Une femme. Une seule. Pour le sauver. Mais, Joubert était un piteux romantique, un absolutiste mal tombé. Il demandait tout, il demandait trop. La mère, l’amante, l’amie, la complice, la sœur. Qu’elle succombât au premier regard, qu’elle se donnât sans préambule. Pour la vie. Prête pour l’île déserte. Toujours chercher ce qu’on ne peut trouver pour ne pas être déçu par l’accomplissement. Préserver l’espoir. Ne rien faire pour garder foi en l’action. Ne pas vivre pour toujours espérer de la vie.
Il cherchait la femme dans le ciel, dans l’infini là où l’œil humain voit ordre, immuabilité, perfection et équilibre. La femme comme notre système solaire. Il attendait tout d’elle. Joubert ne savait pas que la femme n’est pas cosmos mais débris de terre soumis aux forces telluriques, volcan, plaque tectonique, mer d’huile, marée, tempête, pluie, les quatre saisons même là où l’été est éternel. Il croyait devoir aller la chercher aux Enfers avec sa lyre alors qu’elle était à portée de mains.
Charmer, séduire, tout le petit jeu de l’amour le dégoûtait. Il refusait de s’immiscer en femme comme un voleur se faufile par la fenêtre entrouverte. Il avait besoin de la force de la femme. Il voulait s’éteindre en elle, y oublier sa propre existence, qu’elle absorbe son être tout entier, qu’elle lui livre toute la vérité, qu’elle le délivre de son angoisse, de ce fardeau qu’était la vie pour Joubert, de cette pollution qui souillait chacune de ses respirations. Mais, il avait peur pour chacune qui osait l’approcher. Elle finirait par découvrir quel monstre il était. Il craignait de la faire plonger avec lui au fond de ses propres abysses alors même qu’il lui proposait le Ciel !
C’était elle, l’abysse. Elle mettait bas. La vie ne tombait pas du ciel mais sortait des viscères, jaillissait dans un jet de sang et de merde, appendice glaireux et visqueux de la femme. L’amour de la femme était utérin, intestinal. Égocentrique. Pour être aimé d’une femme, il fallait être enfant, devenir un morceau d’elle-même, être réenfanté par elle.
Joubert ne comprenait rien. Il ne savait même pas qu’il y avait des choses à comprendre. Il ébauchait des théories afin de s’innocenter et dans le même temps, il façonnait des statues, construisait des palais, attendait le miracle.
Que pouvait-on raconter sur le néant amoureux, le sien ? Persuadé de ne pouvoir être aimé, il fuyait quand l’une d’elles s’intéressait à lui de trop près. Il aurait voulu que ça lui tombe dessus et cherchait partout, se dispersait, se diluait. Disparaître. Renoncer.
La vie ne serait pas une histoire d’amour. Voilà tout.
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Trop de rêves, trop de désirs. « Être du bond. Pas du festin. Son épilogue. » Que lui resterait-il s’il abandonnait tous ses rêves ? Qui serait-il ? Ça ! Exactement, celui qu’il était à cette minute même où il traversait le pont du lac pour une énième fois. Décharné. L’épilogue. Il aurait aimé être gitan. Un gitan insoumis, irréductible. Il se serait senti à sa place parmi une tribu nomade détestée par les sédentaires. Un homme du paléolithique. Oui, remonter jusque-là ! Une vie sans paillasson, ni pas-de-porte. Allez là où le vent te porte. Ne jamais s’approprier la terre. Suivre les troupeaux en transhumance, se laisser guider par les Dieux. Il était un déraciné qui n’avait pas su se nourrir de ses errances. L’homme avait oublié qu’il était un vagabond, sa vraie nature. Assigné à résidence pour faire de la plus-value. Sommé à être économiquement viable. Faire son trou ! Ah ! L’expression disait bien ce qu’elle disait. S’enfouir plutôt que s’enfuir. Impossible de fuir. Les agents de la bureaucratie, du Totalitarisme enfin vraiment total étaient partout en planque. Il fallait se laisser tatouer, classifier, se soumettre à la traçabilité. Une vie sous tutelle. Une traque sans répit pour cataloguer le moindre espace, rationaliser la moindre minute, évaluer le moindre soupir ? Des empires de papier et d’octets pour que tout ça tienne debout. Du code en veux-tu en voilà pour faire en sorte que X puisse vivre à côté de Y, tellement c’est invivable. Pas en bonne entente mais tenus en respect. Chacun toute sa vie, tenu en joue. Domestiques. Esclaves presque tous sans aucun espoir d’affranchissement. La réquisition jusque dans les chiottes.
Joubert étouffait là-dessous. Putain de bordel de merde ! S’ils pensaient à ça, toute cette bande de cons. Si j’avais plus d’un chargeur, je ferais un carton. Quand on a vu la lumière, on ne peut pas revenir parmi ces zombies. Quand on a vu la vie, la vraie vie, sa sainteté, on ne veut plus tendre le cou aux vampires.
Pas de porte de sortie, alors Joubert se la creusait à grand renfort de dynamite.
Il aurait voulu communier, trouver l’entrée du temple. Il y avait sûrement quelque part des dépenaillés, des loqueteux dans son genre. Mais, il se sentait déjà trop abîmé lui-même. Comment tenir le coup, comment avancer plus vite que la broyeuse ? Trop difficile.
Il avait quitté sa communauté nourricière, il lui avait tourné le dos. Devenir ouvrier, il aurait dû. L’école l’avait corrompu. Elle lui avait appris à mépriser le monde d’où il venait, à se mépriser lui-même. Et, partout, il n’avait vu que prolétaires au final. Partout, des hommes dépossédés d’eux-mêmes. Des hommes soumis aux injonctions du Grand Tout comme on est soumis à la cadence de la chaîne de montage. Tant de pensées, de lectures, d’interrogations pour revenir à la case départ, à l’idée première ! Rongé par l’esprit de sérieux, Joubert. C’était lui le plus ridicule de tous, lui qui avait adhéré aux multiples mensonges livrés clés en mains. Il voulait laver l’humiliation, sa propre humiliation dont il était le seul responsable. Il voulait se venger de lui-même.
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Le désert. Non pas la traversée du désert. Mais, le désert qu’il avait fondé, si on pouvait dire. Tout défriché, tout brûlé, tout asséché. Plus aucune ombre, plus aucune plante, ni pierre, ni racine, un peu de vermine. Aucune eau où se laver, où se ressourcer, si peu pour boire. Les lèvres et les pieds brûlants. La dune mouvante. Le sable n’est pas celui d’une plage. Aucune trace de pas. Un coup de vent efface tout passage. Même plus une ruine. Pas une seule caverne, pas un seul rocher. Creuser, s’enfouir peut-être ? Dans le sable ? Impossible. Ne plus rien souhaiter d’autres que la nuit, la nuit glaciale quand le jour torride vous accable. Ne rien souhaiter d’autre que le jour, le jour embrasé quand vous gelez la nuit. Pas de petit matin. Peu de crépuscule. Rien. A perte de vue. Que cette chaleur qui flotte au-dessus du sol, qui crée des mirages. Encore des illusions… Et pourtant !
Tout n’est que terre, feu, air. Tout n’est que feu. La solitude. L’enfer, c’est la solitude. Ses propres démons qui se repaissent de sable.
Je cherche un homme, je cherche un homme, criait Joubert pour lui-même. Il faisait sa peur sous lui. Pas un seul qui lui fut contemporain. Il avait passé sa vie à dialoguer avec les morts. Il ne connaissait que le langage des morts. Il avait tout traduit dans leur langue. Seul comme jamais.
Joubert bouscula quelques flâneurs sans demander pardon, il piétina quelques couvertures, renversa quelques verres de vin. Il avançait hébété oubliant où il était, oubliant tout autour de lui. Il courait presque vers l’ombre et cet arbre qui lui avait lancé un appel. Il s’assit fébrilement contre son écorce coupante, à bout de souffle. Que l’orage le foudroie, qu’il se noie sous une pluie diluvienne.
Puis, il se calma. Il enleva sa veste, ouvrit sa chemise, en remonta les manches. Il entendit le chant des oiseaux. Il crut même entendre gazouiller l’eau immobile du lac. Un floc, quelques bulles. Il eut envie d’être au bord de cet étang où il allait pêcher quand il était gamin. Là où jamais il n’avait pris un seul poisson. Cet étang empêtré dans sa vase et ses algues où l’on cassait très souvent et perdait ses hameçons et où sévissait un brochet énorme, magnifique, presque légendaire. Il eut envie de partir, de retourner là-bas. Pourquoi ne s’était-il pas contenté de ça ? Vivre de peu, vivre d’un rien. Le labeur, puis le week-end. Boire quelques verres, aller au stade, regarder le film du dimanche soir. Il avait envie de boire et de fumer. Ses dernières volontés. Il rit tout haut, trop fort. Il voulait se rendre, faire des aveux à quiconque voudrait bien lui donner l’absolution, qu’on le prenne par la main et qu’on lui dise : « Oublie tout. On peut tout effacer, tout reprendre à zéro. ». Celui-ci n’avait plus que dix minutes pour apparaître. Moins de dix minutes. Trouver une lampe magique, là, peut-être en fouillant derrière l’écorce ou en plongeant dans le lac. Qui sait ? Il était toujours temps de faire machine arrière. Se jeter aux pieds de cette famille. La police. Un prêtre. Tous ces gens-là ici ! Pourquoi pas ? Qu’on me sauve ! Qu’on me sauve ! Il allait bien se passer quelque chose, bon sang.
Des enfants qui jouaient avec des fusils à eau, des modèles colorés avec d’énormes réservoirs, l’aspergèrent sans que Joubert sache si le geste était involontaire, victime collatérale. Pour plaisanter, le jeune homme sortit son arme de sa poche et la pointa dans la direction de la bande de gamins. Deux gamins se mirent alors à l’asperger volontairement. Mais, Joubert vit l’un d’eux effrayé parler avec son père en le pointant du doigt. Le père haussa les épaules et réprimanda le petit garçon. Joubert avait eu le temps de dissimuler son arme. Il se leva, s’essuya le visage. Les gamins qui l’avaient aspergé avaient été appelés par leurs parents, l’un des deux reçut une gifle. Le père du gamin effrayé lui cria : « Excusez-les, jeune homme ! Les enfants… ». Joubert fit un geste de la main pour signifier au père qu’il n’y avait rien de grave.
L’enfant retourna à ses jeux. Joubert le suivit de loin et pointa son arme vers lui de telle manière qu’il fut le seul à la voir. Il s’éloigna en riant, abandonnant le gamin à sa peur.
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Ça le démangeait de leur dire leurs quatre vérités à tous ces cochons vautrés autour de lui. Que n’avait-il pas une kalachnikov, il aurait fait un beau carton ! Regarde-moi ça, tous recroquevillés dans leurs quelques heures de liberté, des prisonniers en permission, qui craignaient qu’on les chasse de leur cellule, qu’on leur retire leur gamelle. Des chiens ! Tous ! Riches et pauvres. Et pas un seul clochard bien puant pour venir leur dire la bonne parole sans ouvrir la bouche, comme un avertissement : voilà comment on finit quand on n’accepte pas les coups de trique. Tous à prendre le monde tel qu’il est. C’était ça la pourriture de l’espèce. Être contraint d’avoir commerce avec le monde. Et plus une seule grotte où se retirer.
Esclaves, tous esclaves ! Pourquoi étaient-ils tous incapables de se retirer en eux-mêmes quelques minutes ? Parce que ça t’avait réussi, Joubert, l’introspection ? « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. ». Tu as mal lu, Pascal, Joubert. Il dit bien « demeurer en repos ». En repos. Une chambre n’aide en rien, si c’est une chambre dans laquelle tu t’infliges des tortures à toi-même !
Il avait des visions. Une nouvelle révolution. IMMENSE. 1789 et octobre 17 ne seraient que des jacqueries anecdotiques en comparaison. Sortir du néolithique. Rien que ça. Le néolithique qui menait dans les chambres de la mort, c’est-à-dire aux ateliers des multinationales. La fin du monde industriel, de ce monde industrieux. La fin de cette écœurante expression : « Il a travaillé dur. ». Cette phrase américaine, protestante, version édulcorée du Arbeit macht frei. D’Auschwitz à Shenzen.
Il espérait encore, il espérerait jusqu’à son dernier souffle. Humaniste et optimiste, le Joubert en fin de compte. Il voyait loin, très loin. Des visions, des vertiges où la raison se perdait tellement la folie pour Joubert c’était la condition faite à l’homme d’aujourd’hui. Il était happé par sa douleur, broyé par elle. Ce que l’on faisait aux hommes. Et, c’était lui qu’on traiterait de cinglé. Regardez, bon Dieu ! Avec des yeux d’enfants que les écrans électroniques n’ont pas encore brûlés.
Joubert s’était tu. Seuls quelques hurluberlus pouvaient le comprendre, quelque Don Quichotte échappé de sa fiction, quelques fous… Avec ceux-là, il aurait pu faire communauté. Mais, où se trouvaient-ils ? A l’asile psychiatrique, sous psychotropes, reclus quelque part. Clochards schizophrènes dont la raison a été noyée sous la lucidité, clochards foudroyés par la vérité. Personnages de roman qui ne sortiraient jamais de leurs pages. Quelques vieux sauvages. Quelques poètes crevant de faim. Quelques clichés dans ce genre. Des poètes pas forcément poètes, poètes sans plume. Chamanes, sorciers qui connaissent quelques rares secrets.
Fadaises ! Foutaises ! On était seul. Il était seul Joubert. Plus rien, ni personne. Depuis le temps qu’il chutait, le temps était maintenant venu de s’écraser. Un simple pistolet pour tomber plus vite. Plombé jusqu’à la moelle, il était. Une tortue retournée sur sa carapace. Il en avait assez de se débattre. Oh Oui ! Si jeune et toutes ces années à mourir d’angoisse à petit feu. Épuisé. Il allait respirer, enfin respirer librement dans quelques minutes.
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Le mot gloire. Joubert avait toujours rêvé de gloire. Il était bien un pur produit de son époque, comme on dit. On n’était que cela. Quand toute grandeur a disparu, toute transcendance s’est évaporée, il ne reste que soi-même à déposer sur un piédestal. Il ressentait du dégoût pour lui-même en cet instant. Il venait de comprendre qu’il n’était qu’un nihiliste parmi la foule des nihilistes, à la seule différence qu’il était lui un nihiliste actif. Il ne pensait qu’à lui-même, mortel parmi les mortels, mortel parce qu’on avait tué Dieu et qu’on croyait pouvoir se repaître de sa dépouille. Charognards. Et Joubert, charognard parmi les charognards. Nulle part où se donner : seule la mort semblait accueillante, le dernier refuge, le dernier endroit où on vous seriez toujours attendu.
Le petit garçon de dix ou onze ans avait gagné. Joubert était demeuré un petit garçon de dix ou onze ans, effrayé, angoissé par la mort, qui voulait la regarder en face parce qu’il n’avait jamais osé regarder sous son lit quand il était terrorisé par le noir. Exorciser sa frousse en se donnant à l’ennemi, au Diable. Enfin, vaincu. Il s’était battu contre lui-même. Comment pouvait-il espérer gagner ?
La terre depuis longtemps n’était plus au centre de l’univers. Il s’en rendit compte à cet instant.
Il s’était cru à la fin des temps, il avait cru imminente cette fin, parce que le temps, ce temps n’avait jamais été le sien. Il aurait voulu vivre dans une éclipse permanente, revivre ce moment rare qu’il avait vécu lors de l’éclipse totale du soleil. Ni la nuit, ni le jour. Un moment où son âme malade avait été en osmose avec le cosmos, un moment pendant lequel, dans la fascination et la peur irrationnelles des humains et des bêtes, il avait cru ressentir comme un hommage de toute la faune aux douleurs de son âme. Quelques minutes pendant lesquelles il s’était senti frère d’angoisse avec toute l’humanité. Tous les êtres vivants n’avaient pu que constater leur précarité face aux mouvements de l’univers. Poussière de poussière de l’univers. Fascinés par ce spectacle grandiose, rare, unique, offert par l’éternité. Une chance de vivre cet instant, de ressentir au fond de soi l’extrême privilège d’être en vie. La gloire était Là-Haut, ce qu’il fallait glorifier était Là-Haut. Nulle part ailleurs. Il aurait fallu s’agenouiller tous ensemble. Joubert avait cru pendant quelques secondes que le monde allait demeurer ainsi dans le quasi silence, l’expectative, dans le doute et l’oubli des lois physiques qui n’étaient que constructions humaines. On allait maintenant se poser les vraies questions.
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Ils n’arrivaient pas. La famille n’arrivait pas. Ils étaient en retard même sur l’horaire le plus tardif imaginé par Joubert. Une chance pour lui de renoncer. C’était encore possible. Mais, la terre entière avait oublié l’éclipse. N’en restait que des lunettes de protection en papier oubliées, à moitié déchirée, au fond d’un tiroir encombré de choses inutiles. Les gens avaient regardé l’éclipse comme ils allaient au cinéma.
Joubert ressentait une envie irrésistible de sortir son arme. S’ils ne venaient pas, il tirerait dans la foule, au hasard. Il ne pouvait plus renoncer. Il se mit à rire. Il se moquait de lui-même.
Il vit au loin s’approcher des inconnus dont la plupart étaient vêtus de blanc ou de couleurs claires. Plusieurs groupes se suivaient.
Jour de communion ! Oui, bien sûr. Il eut juste le temps d’y penser qu’il entendit la voiture de la famille s’arrêter devant la grille. Personne n’en descendit. La voiture avança lentement à mesure que s’ouvrait le haut portail électrique. Elle disparut derrière les portes qui se refermaient.
Personne pour m’aider alors, pensa Joubert. Il rit encore une fois sans se soucier de ceux qui l’entouraient. Les pelouses se recouvraient de blanc. On venait au parc faire des photos des enfants vêtus de leur aube immaculée. Beaucoup de familles noires ; beaucoup plus qu’il n’en avait jamais vues en cet endroit. Dieu serait toujours là pour ceux qui n’avaient rien. S’il n’en restait qu’un, Dieu serait celui-là.
Alors, le jeune homme se mit en marche en direction de la gare. Il reviendrait. Peut-être ne reviendrait-il pas ? Une semaine de plus, une semaine de moins… Il se retourna vers les assemblées de communiants. Il leur sourit. Ils avaient vraiment l’air heureux. Il fit quelques pas à reculons pour les admirer et les abandonna.
Ce fut soudain. La petite porte s’ouvrit. Le garde du corps qui faisait aussi office de chauffeur apparut une glacière dans la main droite et un lourd panier en osier dans la main gauche. Puis vint le jeune garçon habillé en communiant, les jeunes filles en robes légères, pures. La mère heureuse, joyeuse qui aujourd’hui ne semblait pas gênée par le cigare que son mari fumait en tentant d’être discret, un journal sous le bras. Ils étaient à vingt mètres de Joubert. Le petit garçon le reconnut. Il tendit son index en direction du jeune homme. Joubert vit la grosse croix en bois sur la poitrine du petit garçon, les jolies jambes des jeunes filles, leur décolleté, leur joie de vivre, leurs jambes, leurs chevilles, leurs jambes, le père laissa tomber son journal, L’Humanité, la croix du garçon qui battait contre ses poumons, les cuisses des filles, L’Humanité sur le sol que le père ramassait…
D’un coup Joubert sortit son arme, ils étaient à dix pas. Un instant, un coup de brise qui faisait frémir les arbres, une goutte de sueur qui perle, les cris des jeunes filles, le garçon ne sautille plus, le journal tombe à nouveau par terre, la mère effrayée, bouche bée, la glacière et le panier en osier qui tombent lourdement sur le sol, une bouteille de vin rouge qui se casse. Joubert tire sans toucher personne. Le garde du corps qui crie des ordres et dégaine. La famille se disperse, s’enfuit. Joubert qui tente de retirer. Deux balles, trois balles dans le corps de Joubert. Il tombe. Par terre comme L’Humanité dont il n’arrive pas à lire le gros titre, les jambes des jeunes filles qui s’éloignent, leurs muscles tendus dans la course, leurs fines chevilles une dernière fois. Le père qui tranquillise, qui rassemble, pousse vers la porte, le garde du corps qui s’approche arme tendue…
FIN