Nous sommes tous les produits de notre époque

Pour beaucoup de personnes la vie est un long fleuve tranquille aux eaux saumâtres – la note pour cette vie est souvent trop salée – qui déborde rarement de son lit, qui ne s'épanche jamais au-delà des rives. Télévision – travail – centre commercial – télévision. De la publicité au petit déjeuner pour alimenter nos rêves de consommateurs avant d'aller gagner l'argent qui nous permettra de réaliser ces rêves au centre commercial. Et une dernière prière à la marchandise avant d'aller au lit.

Les rives, ça me fait rêver

Je me suis rendu le 8 juillet 2024 à la gendarmerie. J’y étais convoqué pour une histoire d’identité. Je ne dirai rien de plus sur cette affaire pour respecter le secret de l’instruction. Je plaisante : si je ne veux pas développer ici c’est parce que cette histoire d’identité nous entraînerait bien loin de mon histoire.

Il faut savoir que la brigade de gendarmerie se trouve à quelques pas de la zone commerciale de Givet, nommée Rives d’Europe. Je me permettrai quand même quelques digressions – qui n’en seront pas vraiment – avant d’en venir au vif du sujet. On aimerait bien savoir qui a trouvé ce nom pompeux pour cette horreur architecturale. Une nouvelle forme de « pompiérisme » frappe notre époque : la grandiloquence, l’emphase servent à cacher la misère des propos et surtout l’indigence de la pensée et des actes. « Nous sommes en guerre » disent certains ou ces « valeurs de la République » sur laquelle tous les corrompus viennent essuyer leurs godasses crottées, paillasson dont on ne voit même plus la trame. J’écris cela car je ne sais pas vous mais moi les rives, ça me fait rêver (vous apprécierez les allitérations, j’espère) ; les rives c’est une invitation au voyage, c’est alea jacta est, c’est Ulysse qui foule enfin celles de son île après si long périple (même si l’on parle plus souvent de rivage quand l’eau est salée). On a les rives que l’on mérite. Rives parce que France et Belgique sont ici si proches ? Mais d’un côté d’une rive se trouve une rivière, un fleuve, et de l’autre, la terre ferme… Les technocrates qui ont (certainement) pondu ce nom – j’ai posé la question de son origine sur le site du centre commercial, je n’aurai certainement jamais de réponse – manquent cruellement d’imagination : s’ils craignent à ce point le nom « frontière », ils auraient dû interroger mon Crisco adoré (https://crisco4.unicaen.fr/des/synonymes/), il y auraient trouvé par synonymie et proxémie de quoi faire leur bonheur ; lisière, par exemple. Lisières d’Europe, ce n’est pas mal, non ?

Alors, rives pourquoi ? Rives, parce qu’il faut du flux, parce que le monde doit être liquide, en voie de liquéfaction comme le dit Zygmunt Baumann dans La Vie liquide (livre important que je me dois de relire) avant d’être liquidé. Liquidation totale. Avant travaux ? Pour fermeture définitive ? Liquider : un terme de marchand ou de gangster. Le liquide, c’est ce qui s’adapte à son contenant, c’est ce qui n’a pas d’identité ou bien une identité instable. (Tiens ! La revoilà, mon identité !).

« Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister… Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la « modernité liquide. », écrit Baumann.

L’individu liquide est un être sans limite, sans frontière

Mais je dirai, parce que j’ai encore beaucoup d’espoir, que la forme liquide par sa nature instable, est aussi la moins maîtrisable. Certes, c’est le but recherché par l’oligarchie : nous voir couler. « Il coule » disent les ouvriers à la chaîne pour désigner celui qui n’arrive pas à suivre le rythme imposé par la machine. L’individu liquide est un être sans limite, sans frontière. « On ne se baigne jamais dans le même fleuve ». L’individu liquide est un être instable comme la nitroglycérine. Le centre commercial est là pour canaliser ses flux et reflux. Ses appétits et ses apathies. Pour beaucoup de personnes la vie est un long fleuve tranquille aux eaux saumâtres – la note pour cette vie est souvent trop salée – qui déborde rarement de son lit, qui ne s’épanche jamais au-delà des rives. Télévision – travail – centre commercial – télévision. De la publicité au petit déjeuner pour alimenter nos rêves de consommateurs avant d’aller gagner l’argent qui nous permettra de réaliser ces rêves au centre commercial. Et une dernière prière à la marchandise avant d’aller au lit. Du lundi au lundi : « La mort, la mort toujours recommencée ». Pardon, Paul Valéry pour cet emprunt détourné à ton Cimetière marin. Les Rives d’Europe ou la négation de ton poème où « le ciel chante à l’âme consumée le changement des rives en rumeur. » L’état gazeux, comme l’état solide, ne sied pas aux ploutocrates qui dressent ces temples à leur vénération (c’est-à-dire à faire grossir leur portefeuille).

Rives d’Europe : le marchand débarque sur ces anciennes terres agricoles qu’il prétend avoir découvertes. Un mètre carré gagné par le marchand, c’est un mètre carré en moins de terre nourricière. Il colonise et met en esclavage la population autochtone en échange d’un peu de pacotille que l’indigène a vu briller dans le téléviseur. Toujours la même histoire depuis Christophe Colomb. Marchand, guerrier et prêtre main dans la main. Le tube cathodique à la place du temple catholique, le gendarme fait office de conquistador, la famille Mulliez (Auchan) a évincé les marchands de Gênes.

Comprenez que pour qu’il y ait capitalisme, il faut qu’il y ait capital qui circule. Le capitalisme, ce n’est que ça : des petits rus qui font des ruisseaux et parfois des rivières, des fleuves, des océans de… fric. Si le capital ne circule plus, il n’y a plus de capitalisme. Nous en sommes là. Trop d’argent dans trop peu de flux. Il n’y a plus que des océans stagnants qui s’étalent et qui ne trouvent de place pour s’étaler davantage. Tous les fleuves ont été détournés ou asséchés, les glaciers ont tous fondu. Pourquoi nous endettent-ils à votre avis ? Non, pas pour faire plus d’argent mais simplement parce qu’il faut qu’il circule comme le sang sert de véhicule à l’oxygène. L’argent, c’est le sang du capital que le capitaliste a aspiré dans notre cou. L’argent qui ne circule pas, c’est du sang qui coagule. L’épargne, c’est un caillot qui entraîne thrombose, AVC, ou infarctus du Capital.

« Si votre chariot est vide et que les autres sont pleins, vous pouvez tenir jusqu’à un certain point, puis l’envie vous submerge. »

Je m’égare. Voilà où cela me mène de mettre à nouveau les pieds, là où je ne les avais plus mis depuis au moins un an. Je suis pris de vertiges dans les rayons de l’Intermarché, je m’y perds, un peu comme Marcovaldo et sa pauvre famille (Marcovaldo ou les saisons en ville d’Italo Calvino, paru en 1979). Nous étudiâmes ce livre en classe de troisième. Je pense que j’étais allé une seule fois dans un supermarché à cette époque. Nous n’y retournâmes jamais avec ma famille parce que le supermarché le plus proche était à 60 kilomètres et qu’il était un lieu de tentations où le pauvre budget de la famille y succomberait.

« Un de ces soirs-là, Marcovaldo promenait sa famille. N’ayant pas d’argent, leur plaisir était de regarder les autres faire des achats ; d’autant que, l’argent, plus il en circule, plus ceux qui en sont dépourvus peuvent espérer en avoir : « Tôt ou tard, se disent-ils, il finira bien par en tomber aussi un peu dans notre poche.  » Pour Marcovaldo, son salaire, étant donné qu’il était aussi maigre que sa famille était nombreuse, et qu’il y avait des traites et des dettes à payer, son salaire fondait aussitôt touché. De toute façon, tout cela était bien plaisant à regarder, surtout si l’on faisait un tour au supermarché. »
MAIS
« (…) Si votre chariot est vide et que les autres sont pleins, vous pouvez tenir jusqu’à un certain point, puis l’envie vous submerge, et les regrets, et vous ne résistez plus. Alors Marcovaldo, après avoir recommandé à sa femme et aux gosses de ne toucher à rien, tourna rapidement au coin d’une allée, disparut aux yeux de sa famille et, prenant sur un rayon une boîte de dattes, la déposa dans son chariot. »

Je sortais de la gendarmerie et tournais à gauche. Le centre commercial est à cinq cent mètres. Sur la droite s’étalent déjà d’autres enseignes qui sont venus agrandir la superficie marchande de la zone. Puis apparaît McDonald’s. Me revient à l’esprit la première phrase de ma série Dans mes rêves les plus fous publiés sur mon blog (https://www.legrandexil.com/sujet/dans-mes-reves-les-plus-fous/). « Je n’aurais jamais imaginé dans mes rêves les plus fous une Fnac ou un Décathlon à Givet ». C’est ainsi que le journal L’Ardennais titrait en janvier 2020, l’interview que lui avait accordée M. Claude Wallendorff qui quittait ses fonctions de Maire de Givet après y avoir passé 19 ans (…).

Je n’accuse pas M. Wallendorff d’avoir des rêves marchands. Nous sommes tous les produits – produit est bien à propos de nos jours – de notre époque. J’ai aussi succombé aux rêves les plus fous de M. Wallendorff. J’ai voulu aussi communier avec les autres et ne pas élever mon fils à l’écart du monde. J’ai oublié Marcovaldo et sa famille. J’avais rendu les armes. Boycotter ces lieux ou appeler à leur boycott ? Je ne crois pas que ce soit le genre d’appel qui motive les foules. C’est se placer contre et tout contre la société, s’opposer dans la négation. C’est nier la réalité. C’est se croire plus fort qu’elle. Quelle présomption !

Il faut que plus rien n’arrive

Tout le malheur de notre époque réside dans le fait que notre horizon semble bouché, c’est un décor à la Truman Show. Notre vie comme celle de Truman Burbank où tous les événements qui lui arrivent sont les scènes d’un scénario déjà écrit, même les malheurs, les accidents sont arrangés. La seule condition pour que ça marche est qu’il ne désire pas voyager. Dans notre réalité, les clubs de vacances, les voyages organisés permettent d’annihiler tout esprit d’aventure. Je me souviens de connaissances rentrant d’un séjour aux États-Unis et me disant que leur voyage avait été réussi parce que tout avait correspondu à la brochure publicitaire. Il ne leur était rien arrivé, il ne s’était rien passé.

Il faut que plus rien n’arrive. Et pour que plus rien n’arrive, il faut partout, tout le temps, suivre le bon chemin qu’on nous dicte – avec bienveillance ! – de prendre. Laissez-nous vous prendre la main pour vous emmener sur la seule route possible. Parce que « There is no alternative », comme disait Mme Thatcher et qu’ « il ne faut pas avoir peur ! » comme nous susurre Klaus Schwab. Le seul bon chemin est celui de notre servitude totale pour le seul profit des oligarques et autres ploutocrates.

Nous en serions à demander plus de serrage de vis, plus de dressage, plus de sécurité, paraît-il. Un chef à poigne, une justice plus sévère. Une fermeture sur nous-même, sur notre propre prison. Puisqu’on ne peut plus aller nulle part puisque nulle part est partout, empêchons les autres de se le permettre.

« Émancipation ! », je lance ça dans la tempête, pas dans le sens du vent. Le progrès et la révolution ont échoué, passons à l’émancipation. Émancipons-nous ! Être « éveillé » n’est pas suffisant, terme qu’on pourra confondre facilement avec woke (qui est la traduction d’éveillé en anglais). Il ne s’agit pas de s’émanciper seul car c’est faire en sorte que « les questions de mode de vie prennent (…) le pas sur l’action sociale et la politique (…). », ainsi que l’écrit Murray Bookchin dans Changer sa vie sans changer le monde. L’éveil est alors une friandise d’esthète.

Je veux consacrer mon été (quand va-t-il commencer ?) à explorer d’autres rives que celles des centres commerciaux. Je veux oser vous parler d’écologie sociale, de municipalisme libertaire pour sortir du punitif, de la flagellation, de l’expiation de nos fautes qui rendraient la terre irrespirable, inhabitable. Trouver les rives ou les lisières où fleurit la liberté. Un chemin qui sera tracé par les mots de Murray Bookchin.

« Tandis que l’autonomie est associée à l’individu prétendument souverain, la liberté [freedom] entremêle de manière dialectique l’individuel et le collectif. Le mot freedom possède un équivalent grec : eleutheria et dérive de l’allemand Freiheit, un terme qui garde encore la- trace de ses origines gemeinschäftliche ou communautaires, liées à la vie et à la loi tribale teutoniques. Appliqué aux individus, le mot freedom a l’ avantage de nous faire voir dans la société ou la collectivité la source de cet individu et de son développement personnel. Rendu à sa «liberté» [freedom], le moi individuel ne se développe pas en opposition à la collectivité ou séparément d’elle mais est essentiellement constitué par son existence sociale et, dans une société rationnelle, se réaliserait grâce à elle. Il n’y à donc plus écrasement de la liberté [liberty] individuelle par la liberté [freedom] mais au contraire réalisation. » (Changer sa vie sans changer le monde)

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