La faute à la littérature
Quand il débarque à Paris avec des désirs de conquête, le jeune homme de province – il faut dire « région » aujourd’hui – fait brusquement l’expérience de son insignifiance et de sa gaucherie. Pourquoi aussi, me direz-vous, ces désirs de conquête ? La faute à la littérature, plus au Jules Vallès de L’Insurgé qu’au Rastignac de Balzac. Et pour cause : Balzac prit Adolphe Thiers, le traître à sa patrie, le Versaillais, le massacreur de la Commune de Paris de 1871, comme modèle pour son personnage dévoré par l’ambition. Il y a toute une étude comparative à faire entre Thiers et Macron que je ferai peut-être. Une étude pour démontrer que rien ne change sinon que la bourgeoisie au pouvoir a perdu beaucoup : on imagine mal le poudré d’Amiens qui estime qu’il n’y a pas de culture française écrire une Histoire de la Révolution française à l’instar de son aîné. De Révolution, se contente-t-il, si je puis dire, car la sienne est astronomique, c’est celle qui fait revenir les planètes à leur place. Et c’est ainsi que Jupiter a remplacé Foutriquet. Ne confondons pas, c’est bien de ce dernier que parlait Gustave Flaubert dans une lettre à George Sand : « Agissons contre Monsieur Thiers ! Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non, rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie. » Non, ne confondons pas, Thiers, lui, a épousé l’une des filles de sa maîtresse et couchait certainement avec l’autre. Les Gilets jaunes n’ont pas eu droit à leurs barricades, le LBD a remplacé le canon et la lacrymogène s’est substituée à la poudre. Le Prussien aujourd’hui n’est plus celui à qui on livre notre pays, il n’est qu’un sous-traitant. Cependant, les vainqueurs restent les mêmes. C’est normal : tant qu’ils gagnent, ils jouent. Et cela même s’ils ne veulent plus jouer avec l’histoire parce qu’ils préfèrent les récits de fatalité pandémique et de réduction numérique (le modèle est celui des indiens Jivaros). Nous réduire à des hologrammes ectoplasmiques, trois doses et au lit. L’histoire, c’est ringard et peut-il y avoir une histoire quand les vainqueurs sont toujours les mêmes ? Il n’y a pas d’histoire quand celle-ci n’est pas écrite, quand il n’y a personne pour la raconter. L’histoire pour raconter l’histoire des vaincus ? Vae Victis ! C’est ce qu’a fini par me dire en français, à court d’arguments, un israélien d’origine française, membre du Likoud, que je rencontrai récemment dans le train Charleville-Mézières-Givet. On peut faire d’improbables rencontres parfois…
Pas de meilleure transition que le train pour revenir à Paris, ce même train qui m’y emmena la première fois. « À nous deux, Paris ! », peut-être criai-je en mon for intérieur, malgré moi. On n’est pas plus sérieux à 20 ans qu’à 17.
Paris n’est qu’une grande bureaucratie, une cour du roi élargie
Je débarquai le 21 décembre 1988 au siège national du Secours populaire français (SPF), rue Froissart à Paris pour y effectuer mon service d’objecteur de conscience. C’était, Julien Lauprêtre, le président de l’association humanitaire lui-même qui m’avait débauché. Il était alors aussi membre du comité central du Parti communiste et était chargé de suivre et d’aider la fédération communiste des Ardennes. Je n’avais aucune responsabilité officielle au sein de l’organisation mais je compris plus tard que le Parti (comme on appelait le Parti communiste entre camarades) manquant cruellement de cadres – c’était peut-être encore plus vrai dans les Ardennes qu’ailleurs –, ma fulgurante promotion comme rédacteur du journal Convergence devait plus à mon militantisme qu’à mes dons journalistiques. Le Parti comptait bien garder sous la main un militant prêt à aller rebâtir le Mur de Berlin qui n’était pas encore tombé. Muni de mon ordre de mission, qui n’avait rien de militaire, et de la conviction qu’on m’attendait, je me présentai à l’accueil, anxieux et enthousiaste…
On dit que la première impression est déterminante. Elle le fut pour moi. J’étais loin de penser qu’on allait sortir tambours, trompettes, serpentins et confettis, mais aussi loin d’imaginer que j’allais entendre résonner Pierre Vassiliu : « Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ? ». Je sentis un peu de panique dans le regard de celle qui reçut le bleu que j’étais et qui jouait le rôle de cheffe du personnel – comme on appelait alors les DRH – de cette PME qu’était devenue l’association humanitaire et qui comptait trente salariés au siège et autour d’une centaine dans toute la France. Je me souviens encore des paroles que lâcha Julien Lauprêtre un jour : « Il faut un million (de francs) par mois pour faire tourner la maison. ». Si, comme Guy Debord, « je n’ai jamais cru que rien dans le monde avait été fait dans l’intention précise de me faire plaisir », je me fis cependant l’effet d’un chien dans un jeu de quilles. Le Président me demanda quelle idée m’avait poussé à venir à quelques jours de Noël ! Ce n’était pas une idée mais mon esprit légaliste. On me trouva un hébergement d’urgence… dans un hôtel pas loin de Bastille où le SPF avait l’habitude de loger les visiteurs de province.
La première impression a compté, elle ne m’a jamais lâché. J’aurais voulu non pas que Paris me prît dans ses bras mais plutôt qu’elle se donnât à moi. Je ne sais plus qui a dit que dans le premier baiser échangé entre deux amoureux il y a la graine de leur future séparation. Oui, le chêne est déjà dans le gland. J’avais couvé Paris de mes fantasmes de jeune homme exalté par la Commune de Paris, l’Insurgé de Jules Vallès et je découvris que ce n’était qu’une grande bureaucratie, une cour du roi élargie. Le Secours populaire avait droit à la visite de ministres. J’y rencontrai Kouchner qui indigna Julien Lauprêtre quand il comprit que le désir de M. Kossovo était de transformer les ONG en succursales de l’État. Lauprêtre luttait pour l’indépendance de l’association et même et surtout vis-à-vis du politique et en premier lieu du Parti communiste. Je l’entendis plusieurs fois s’alarmer du fait que l’association dépendait de plus en plus des surplus alimentaires de celle qui s’appelait alors la Communauté Économique Européenne ; c’était l’époque où cette CEE ordonnait aux éleveurs de supprimer leurs vaches à cause d’une prétendue surproduction… Les quotas laitiers sont exemplaires pour démontrer que l’Union européenne n’a qu’un seul but depuis sa création : détruire l’Europe et surtout la France. Vous créez des quotas qui entraînent un nombre considérable de fermeture d’élevages (surtout en France et en Italie) et vous y maintenez une production constante pendant quarante ans sous prétexte de ne pas se faire de concurrence entre pays de la CEE devenue Union européenne, pour finalement supprimer ces quotas, ouvrir le marché du lait à la concurrence et laisser les Néo-Zélandais conquérir le marché chinois… Je résume rapidement, schématiquement. Mais comment peut-on croire que des technocrates néo-libéraux puissent avoir quelque préoccupation pour l’éleveur du Limousin ? Le monde, ils le voient avec beaucoup moins de poésie que Tank le technicien du Nebuchadnezzar dans Matrix qui sait lire le moindre frémissement de la matrice dans les lignes de code qui défilent à l’infini.
Le centre a beau jeu de ringardiser sa périphérie alors que c’est aux confins de l’empire que ses basses œuvres ont trouvé bel écrin
C’est ainsi, parce que je l’ai quittée pour y revenir trente-cinq ans plus tard que j’ai compris que loin d’être ringarde ou attardée, la province française, du moins la mienne, est en fait à la pointe de la modernité néo-libérale. Le centre a beau jeu de ringardiser sa périphérie alors que c’est aux confins de l’empire que ses basses œuvres ont trouvé bel écrin. Comment ne pourrais-je pas vous parler d’Arthur Rimbaud, moi, l’enfant des Ardennes comme lui, qui vous écrit de là-bas, ce Rimbaud qui nous exhortait à « être absolument moderne » et celui des « horreurs économiques » d’icelle modernité.
Je vous écris d’un bout du monde où l’on ne naît plus depuis les alentours de 1970. Je reviendrai sur les raisons qui font qu’il en est ainsi et pourquoi et comment aujourd’hui, non seulement on naît mais aussi on meurt, on se fait même incinérer… en Belgique. Je suis l’un des derniers des Mohicans, l’un des derniers à avoir sur sa carte d’identité, « né à Givet ». Je me vante un peu, car nous n’avons jamais été bien nombreux. Je vous écris de la Pointe des Ardennes comme on l’appelle, une presqu’enclave, comme on dit une presqu’île, entourée par la Belgique au nord, à l’ouest et à l’est. La France, c’est le sud. J’y suis revenu après trente-cinq années de vagabondage. Je crus très tôt que l’errance était ma destinée – elle le fut – car l’année même de mon départ, à l’orée de l’année 1989, je connus un grand bonheur quand je participai au Tour de France cycliste à bord de la caravane publicitaire. Le vélo était une de mes passions partagée avec mon père. Le sport populaire par excellence. Le champion de l’époque, c’était Bernard Hinault, lisez sa biographie et vous comprendrez pourquoi ce genre de bonhomme pouvait faire l’admiration du prolo. De la classe ouvrière, il en venait, il s’en échappait comme on s’échappe du peloton pour mieux y revenir, à la force des mollets. Mais la mondialisation était déjà à l’œuvre. Le Tour qui avait toujours vu s’opposer cyclistes belges, italiens, hollandais, suisses, espagnols et bien sûr français voyait depuis quelques années les petits grimpeurs colombiens s’illustrer et était remporté cette année-là par un américain, avec huit secondes d’avance sur le deuxième Laurent Fignon – plus petit écart jamais enregistré. Pauvre Laurent Fignon qui fut vaincu par un contre-la-montre qui se terminait sur les Champs-Elysées et clôturait le Tour, expérience inédite qu’on ne reproduirait pas. Pauvre Laurent Fignon qui succédait à Bernard Hinault dans l’équipe Gitane – comment remplacer un tel champion ? – et qui avait eu la mauvaise idée de passer le Bac et d’être considéré comme un « intello ».
Moderne, je l’étais quand je chantais en 1983 avec Arno, ses punks du TC Matic et ironie :« Putain, putain, c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens. ». Notre hymne d’adolescents, même si j’avais quelques réticences et, je le reconnais, un peu de honte à déclamer « je ne suis pas un communiste » ou encore « je ne suis pas un cycliste ». Mais, bon, au bout de la nuit, titubant au bal d’un bourg perdu de Belgique après quelques barons de bière, toute probité m’ayant abandonné, j’étais près à abjurer tout autant mon bolchevisme que mon vélocipédisme.
Je dois tout à l’Europe, à la CEE, aux technocrates de Bruxelles, à la CECA, à M. Jean Monnet. Sans eux, je n’aurais pas défilé sur les Champs-Élysées quelques heures avant les « forçats de la route ». Que serais-je devenu si l’on n’avait pas détruit la sidérurgie, le textile et les autres industries ? Aurais-je pris la musette pour les forges ou les fonderies ? Musette de laquelle j’ai retiré mon casse-croûte pendant quelques mois dans une usine de cuivre et dans le réfectoire d’une autre qui fabriquait de la viscose. La première vivote et est en passe de disparaître, la seconde a été fermée en 2000, et on vient, il y a quelques jours, d’en raser le dernier bâtiment encore debout. Ce n’est pas cette table rase-là qu’évoque Eugène Pottier dans L’Internationale. Il ne pouvait pas savoir, il était parisien… Oui, je dois tout à l’Europe et sans elle je n’aurais pas pu « rentrer au pays » puisque je n’en serais pas parti.
C’est ce que je tenterai de vous prouver dans ma prochaine chronique.