Sur le chemin de Zoè

Le concept de progrès est l’excuse des plus grandes aberrations. Améliorer le monde pour mieux le détruire ? Pour accélérer la raréfaction des ressources et assurer la mort de l’humanité ? Hubris ! Démesure ! diraient les Grecs.

On oublie souvent la simplicité et la beauté de la vie

Zoè – prononcez « Zdôè » ! -, c’est la VIE en grec. Le souffle de vie commun à tous les êtres vivants, tandis que la Bios est la vie de chaque être avec ses spécificités, l’existence conçue dans sa durée1… Il y a une quinzaine d’années, j’ai lu le livre culte Libres enfants de Summerhill d’Alexander S. Neill et cette lecture m’a si profondément marquée que le mot anti-vie, qui est très récurrent dans le livre, me revient extrêmement souvent en tête… Je crois qu’on oublie souvent la simplicité et la beauté de la vie, qu’on oublie que nous faisons partie d’un ensemble vivant sans lequel nous serions réduits à néant… que prendre du recul par rapport à nos activités humaines pour embrasser d’un regard l’immensité du monde nous amènerait à un sentiment de profonde humilité… que ce sentiment pourrait empêcher tout un chacun de manquer de respect au vivant au nom de considérations économiques et matérielles qui ruinent la vie noble en nous… Pourquoi gagnons-nous de l’argent ? Pour satisfaire nos besoins vitaux. Nous ne vivons pas pour gagner de l’argent, mais nous gagnons de l’argent pour vivre. Et cet axiome qui paraît si évident est loin d’être « la chose du monde la mieux partagée ». Alors oui, le monde prend de plus en plus une direction anti-vie. On renie l’homme au point de vouloir le transformer à tout prix. Chirurgie esthétique à gogo, culte du transgenre, développement de l’intelligence artificielle, idéologie du tout numérique… Le concept de progrès est l’excuse des plus grandes aberrations. Améliorer le monde pour mieux le détruire ? Pour accélérer la raréfaction des ressources et assurer la mort de l’humanité ? Hubris ! Démesure ! diraient les Grecs.

Pour ma part, je n’ai pas une grande culture politique. J’ai toujours lu les journaux très superficiellement. Je cherche perpétuellement ce qui va me mettre dans le fameux flow, cet état de quasi-transe dans lequel on peut apprendre beaucoup sans vraiment s’en rendre compte parce que nous ressentons en apprenant un plaisir suprême… chose qui m’est bien sûr accessible parce que pendant mes années scolaires et universitaires je me suis longuement astreinte à la contrainte de l’étude et que j’en ai savouré les délices. Et ce qui m’a le plus nourri, ce n’est pas le tout frais compte-rendu de l’actualité, mais le pourquoi nous en sommes arrivés là. Qu’est-ce qui, dans les constantes qui relient les hommes depuis qu’ils écrivent, explique leurs comportements ? Et que pourrait-on faire pour vivre dans un monde plus juste ? Alors oui, le questionnement politique a toute sa place dans ma vie spirituelle, mais pas sans le relier à ce que les hommes ont vécu avant nous, à ce que chacun ressent dans sa propre vie, à la profondeur du vécu et du ressenti qui font notre humanité à tous… C’est pour cette raison qu’après avoir songé à prendre d’autres voies je suis restée fidèle à mes premières amours. Je suis restée fidèle aux lettres, à la simple philologie. Je suis même revenue aux lettres anciennes, aux humanités classiques, que j’avais délaissées pour répondre à une soif de concepts que je n’ai bien sûr jamais étanchée…

Les littéraires sont des empiriques, ils cherchent la jouissance intellectuelle, mais aussi physique, sensuelle

Un de mes professeurs a dit un jour que la littérature était supérieure à la philosophie parce qu’elle reposait sur une approche sensorielle alors que la philosophie reposait sur une approche purement abstraite. Il disait que les littéraires étaient des empiriques, qu’ils cherchaient la jouissance intellectuelle, mais aussi physique, sensuelle.

Alors oui, mettons le doigt sur les impostures qui surgissent partout autour de nous, démasquons les traîtres, dénonçons le système ! Mais restons connectés à la vie, au vivant ! Montrons la voie à ceux dont nous sommes les détracteurs ! Il y a une idée qui apparaît souvent dans notre communauté de pour-la-vie, c’est celle qu’en nous opposant à nos ennemis nous les renforçons. C’est pourtant important de marquer notre désaccord, de nous battre contre l’inadmissible, de ne pas laisser faire l’inconcevable… Or, c’est insuffisant. Il faut aussi nous renforcer dans les racines qui irriguent nos convictions. Il faut aussi proposer l’alternative, montrer les autres possibles. Célébrer la vie contre ceux qui prêchent la mort.

Alors faisons place ici à tout ce qui nous ouvre l’esprit. Faisons place à la culture, à la réflexion que les dictatures économiques veulent réduire à leur plus simple appareil. Et chantons ce que nous sommes au plus profond ! Chantons l’énergie de vie pour laquelle nous nous battons ! Parce que là est le prix de ce que nous voulons préserver à tout prix.

Que deux poèmes d’Anna de Noailles (1876-1933), La Vie profonde et Le Temps de vivre, ouvrent notre rubrique afin que nous restions toujours centrés sur l’essentiel avant que vie ne se passe…

La vie profonde

Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !

Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l’espace !

Sentir, dans son cœur vif, l’air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre.
– S’élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l’ombre qui descend.

Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l’eau,
Et comme l’aube claire appuyée au coteau
Avoir l’âme qui rêve, au bord du monde assise…

Le temps de vivre

Déjà la vie ardente incline vers le soir,
Respire ta jeunesse,
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir,
De l’aube au jour qui baisse.

Garde ton âme ouverte aux parfums d’alentour,
Aux mouvements de l’onde,
Aime l’effort, l’espoir, l’orgueil, aime l’amour,
C’est la chose profonde ;

Combien s’en sont allés de tous les cœurs vivants
Au séjour solitaire,
Sans avoir bu le miel ni respiré le vent
Des matins de la terre,

Combien s’en sont allés qui ce soir sont pareils
Aux racines des ronces,
Et qui n’ont pas goûté la vie où le soleil
Se déploie et s’enfonce !

Ils n’ont pas répandu les essences et l’or
Dont leurs mains étaient pleines,
Les voici maintenant dans cette ombre où l’on dort
Sans rêve et sans haleine.

– Toi, vis, sois innombrable à force de désirs,
De frissons et d’extase,
Penche sur les chemins, où l’homme doit servir,
Ton âme comme un vase ;

Mêlée aux jeux des jours, presse contre ton sein
La vie âpre et farouche ;
Que la joie et l’amour chantent comme un essaim
D’abeilles sur ta bouche.

Et puis regarde fuir, sans regret ni tourment,
Les rives infidèles,
Ayant donné ton coeur et ton consentement
A la nuit éternelle…


1 Pour plus de détails sur la différence entre les deux mots et leur application aux réalités contemporaines, voir par exemple https://journals.openedition.org/labyrinthe/1033 ou https://books.openedition.org/pufc/40230?lang=fr .

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