Une belle grève de femmes

Hiver 1924. Pendant plus de six semaines, 2 000 ouvrières des conserveries de poisson de Douarnenez dans le sud-Finistère vont se mettre en grève pour réclamer une augmentation de salaire. Une épopée sociale victorieuse qui a marqué l’histoire et l’âme de la ville et dont on célèbre actuellement le centenaire.

Il y a 100 ans, une tempête sociale

En ce 21 novembre 2024, Douarnenez est calme, très calme, comme la ville l’est ordinairement « hors-saison ». Inutile de préciser que je parle là de la saison touristique, la seule qui vaille désormais, depuis que la pêche a perdu de sa superbe. Le quai du Rosmeur est quasi désert, de même que les vieilles ruelles alentours. On en entendrait presque les remous de l’océan tout proche en contrebas. Beau, nourricier et terrible, capable d’entraîner les hommes, il est d’ailleurs déchaîné en ce jour tempétueux. Tout à l’opposé du centre-ville, où les commerces sont bien vides et les passants rares. Les Halles sont closes et les commerçants du marché, qui amène d’ordinaire un peu d’animation, absents. Trop de vent sans doute pour installer abris et stands.

Ce 21 novembre 2024 marque ici une date historique, le déclenchement d’une tempête d’une autre nature. Il y a exactement un siècle, le 21 novembre 1924, débutait à Douarnenez, une grève qui allait durer 46 jours, mettre en émoi la petite ville bretonne et avoir un retentissement national. Ce sont les ouvrières de l’usine Carnaud, excédées par leurs conditions de travail, leur paie misérable et le mépris de leur patron, qui les premières cessent le travail. Après quelques jours, leurs camarades (surnommées les « Penn sardin », têtes de sardines en breton) qui triment dans la vingtaine de conserveries de poisson de la ville leur emboîtent (sans mauvais jeu de mot) le pas. Quelque 2000 femmes engagent alors un bras de fer sans précédent avec le patronat, qui pense avec l’aide de ses journaux et des autorités (police, clergé) les faire promptement rentrer dans le rang. Il n’en sera rien, bien au contraire !

Une lutte des classes opiniâtre et victorieuse

Les grévistes réclament une augmentation, cinq réaux de salaire (« Pemp real ar vo »), soit 1,25 francs de l’heure. Leurs maris, leurs fils, pêcheurs le plus souvent, les soutiennent. Tous défilent, en nombre, sur le quai du Rosmeur (où sera prise la photographie la plus célèbre du mouvement) et dans les rues de la ville. Elles chantent aussi, comme elles en ont l’habitude à l’usine pour se donner du courage, mais sur un mode revendicatif, l’Internationale et ce refrain fameux : « Saluez, riches heureux, Ces pauvres en haillons, Saluez, ce sont eux, Qui gagnent vos millions ».

Le patronat n’entend pas céder, joue le pourrissement, mise sur l’épuisement du mouvement. Mais le syndicat des ouvrières, constitué lors d’une précédente grève, en 1905, et de nombreux habitants fournissent l’aide matérielle indispensable pour tenir le coup. La municipalité communiste (depuis 1921, l’une des toutes premières en France), également. Elle a à sa tête un personnage haut en couleur, Daniel Flanchec (ou Le Flanchec). Cet ancien anarchiste, véritable tribun, jouit de la confiance des habitants et d’une grande popularité. Son implication est telle qu’il se retrouve suspendu de ses fonctions ! Mais rien n’y fait, les femmes tiennent tête (quoi de plus normal pour ces « Penn sardin »), et leur combat devient une affaire nationale.

Cette grève inédite attire sur place des journalistes de Paris et des membres du parti communiste, comme Charles Tillon, 27 ans, alors secrétaire de la CGTU de Bretagne, et la militante féministe Lucie Colliard. De plus en plus isolés, les patrons des conserveries (des conserveurs conservateurs…), en viennent à recruter des hommes de main, des briseurs de grève. Tout est en place pour qu’un drame se produise. Le 31 décembre, au cours d’une altercation, ils font feu et blessent Flanchec à la gorge et son neveu à la tête. Après des semaines de manifestations dans le calme, la colère éclate. Les commanditaires sont obligés d’accepter, enfin, l’ouverture de négociations. Après six semaines d’une âpre lutte, les « Penn sardin » obtiennent satisfaction. « Victoire ouvrière à Douarnenez ! », proclame le journal L’Humanité en Une, le 7 janvier 1925, pendant que 3.000 personnes fêtent la victoire dans les rues du port breton.

Un épisode remarquable de l’histoire sociale.

Douarnenez, hiver 1924, c’est avant tout une grève d’ouvrières misérables, une révolte de femmes de tous âges contre une vie harassante. On ne connaît que quelques meneuses, mais le fait est la mobilisation fut très large. Mouvement féministe se demandera-t-on ? Sans doute pas au sens où nous l’entendons, mais il a d’une part permis une réelle affirmation de ces femmes en lutte dans l’espace public de la Cité – et une plus grande reconnaissance, et il a d’autre part servi de référence à des militantes qui viendront après.

La capacité des grévistes à tenir a aussi été remarquable. Elle s’explique par la protestation massive et la solidarité d’une très grande partie de la population qui l’a accompagnée de bout en bout. A ce titre, comment ne pas évoquer Jean Moreau, un jeune garçon de 14 ans de Pouldavid (commune rattachée à Douarnenez en 1945), qui collecta sans relâche des vivres dans les fermes. Communiste, résistant puis chef des FTP de l’Orne, il fut fusillé par les Allemands en 1944.

Comme l’explique très bien Anne Crignon dans son livre captivant, Une belle grève de femmes – Les Penn sardin. Douarnenez, 1924, (Libertalia, 2023), celle-ci fut « un pur exemple de politisation par la lutte ». Le contexte était propice à cette irruption du politique à l’échelle de la ville tout entière : la révolution bolchevique, l’affirmation du parti communiste, la dureté de l’existence et des rapports de classes. « Douarnenez la rouge » était née !

De nombreuses actions commémoratives

La commémoration (du latin «commemorare» qui signifie «rassembler dans sa mémoire», «se remettre en mémoire») de la grève de 1924 doit beaucoup à un collectif de citoyens, qui a repris l’appellation « Pemp real ar vo ». Avec le soutien de la municipalité, il propose de nombreuses lectures, projections et conférences…

https://www.douarnenez.bzh/1924-2024-le-centenaire-des-greves-des-sardinieres

Saluons leur souci de tisser des liens entre le passé et des luttes contemporaines, mais également le fait que certaines interventions se dérouleront dans des EHPAD ou en structure hospitalière, à l’attention de personnes âgées ou hospitalisées.

Par ailleurs, la revue d’histoire locale Mémoire de la Ville a consacré un numéro spécial très complet à la grande grève de 1924.

La presse régionale traite de l’événement, centenaire oblige. Le Télégramme titre ainsi : « 46 jours de grève, 46 jours de fête ». La grève autrefois, la fête désormais, comme un symbole de l’évolution économique, sociale et politique depuis un siècle : ruine de l’industrie (et l’on pourrait en dire tout autant de l’agriculture, c’est de saison), changement de nature du capitalisme, mise sous le boisseau des conflictualités, etc.

Douarnenez, qui s’apprête à rendre hommage aux courageuses « Penn sardin », a ainsi bien changé. Le nombre de conserveries y est passée de 30 au début du XXe siècle, à 18 en 1945 et à 3 aujourd’hui. Le déclin démographique a suivi : plus de 20 000 habitants en 1946, moins de 15 000 de nos jours, dont une forte proportion de personnes âgées.

En 1924, Douarnenez vivait « une belle grève de femmes », dont le courage et la détermination ont impressionné bien au-delà de la ville. Un siècle plus tard, la commémoration de cette lutte constitue une forme d’hommage. Et j’ajouterai, d’inspiration, face à tous ceux qui de nos jours, d’autres manières, ont le projet de nous exploiter, nous mépriser et nous écraser.

Perdu dans ces considérations et alors que je quittais la ville, en ce 21 novembre 2024 à la fois calme et tempétueux, une inscription à la peinture rouge sur un abribus me sauta aux yeux : «FLANCHEC REVIENS »…

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