Une nouvelle normalité ?

A l’orée du printemps 2020, il fut question de guerre, rien de moins. Un triste sire l’avait déclaré à un virus, y insistant de curieuse manière. Ses sujets, qui en avaient été informés par la télévision, étaient sommés de « rester chez eux ». Je voudrais de cette guerre bien peu conventionnelle, narrer une petite campagne (ou plus exactement une partie de campagne), où les hauts faits, s’il y en eut, ne furent point militaires…

Mon village sans âme

Mon village (un bourg dirait-on au regard de ses 2 750 habitants) fut ainsi, comme l’ensemble des habitants du territoire métropolitain, Corses y compris bien sûr, confiné. Je ne songe que maintenant au sort de nos compatriotes ultramarins : furent-ils ainsi que nous-mêmes promptement enfermés pour se protéger contre l’ennemi sournois et invisible qui était « déjà là » ? Avait-il, celui-ci, espèce d’épouvantail médiatico-politico-sanitaire, déjà traversé les océans, gagné les Antilles, la Réunion, la Polynésie même ? Toujours est-il que les résidents de ces territoires allaient être « emmerdés » pour de bon par qui de droit au cours des mois et des années qui suivraient par l’impossibilité de voyager ou l’imposition des mesures dites sanitaires dont on se souvient. Cela dit, nos compatriotes antillais allaient mener une lutte admirable contre la coercition étatique, qu’ils connaissaient de longue date, et dans une large mesure sauver l’honneur des « Gaulois réfractaires ».

Mais revenons à nos moutons (sidérés, plaintifs, confinés, prudents, effrayés, incrédules, enclos, etc.). Alors que je traversai le village sans âme (dans tous les sens du terme), cheminant au centre-bourg, je prêtai une attention inaccoutumée à l’imposante bâtisse grise qui servit de siège à la kommandantur entre 1940 et 1944. En tant que chef-lieu de canton, le village accueillait alors une brigade de gendarmerie, une perception et la justice « de paix », et avait donc hérité de la kommandantur (le terrain où elle se situait fut en grande partie utilisé pour bâtir le C.E.G. dans les années 1970). On rappelait qu’en ce temps-là, ça ne rigolait pas au village. Les jeunes, les fiers-à-bras, les communistes ne faisaient pas les fanfarons. Rationnement, couvre-feu, ordres, réquisitions, tout cela avait laissé un souvenir amer ; mais sur le champ, comment cela avait-il été perçu ?

Sur ces entrefaites, j’arrivai à la boulangerie, où quelques personnes discutaient de la condition des Intouchables en Inde (non, je plaisante bien sûr, il n’y avait que le confinement, le confinement et le confinement pour occuper, comme les Allemands en 1940, les esprits et les conversations). « On n’a pas le choix », « sacré virus », « si on s’attendait à truc pareil… », « espérons que les gens respectent », « ils ont dit à la télé que… » et, puis, « flûte, où j’ai rangé mon attestation ? ».

En à peine deux minutes, j’avais perçu de la peur dans les voix et les regards, goûté à la soumission collective, et ressenti une méfiance de mauvais aloi. Pris par surprise, j’en étais comme imprégné et ressortis de là un peu nauséeux. Ces personnes, je les connaissais, plus ou moins. Certaines m’étaient sympathiques. Nous avions organisé ou assisté à des manifestations villageoises ensemble, nous discutions devant l’école du coût de la vie, de l’addiction de nos enfants aux écrans, des petites nouvelles locales. Rarement de politique, politique qui venait de se rappeler à nous et de se présenter à la face de chacun et qui n’était pas près de nous lâcher…

Verboten. L’Occupation avait-elle été perçue à ses débuts comme une nouvelle normalité ?

Je ne parvenais pas à analyser mes sentiments et décidai de les laisser décanter. Puis, repassant devant la kommandantur (enfin, le collège), un mot me vint, comme une évidence : verboten. Interdit (de se déplacer, d’entrer en contact). De nouveau, on recevait « des avis à la population ». Comment l’occupation avait-elle été perçue à ses débuts, comme une nouvelle normalité, brusque mais inévitable comme celle d’aujourd’hui à laquelle beaucoup semblaient se plier sans barguigner ? Le Maréchal avait dit « il faut cesser le combat », le président avait dit « nous sommes en guerre », et ça revenait donc au même ?

Dans les jours et les semaines qui suivirent, le malaise persista. J’observais avec circonspection, dépit ou incrédulité, les injonctions absurdes, l’auto-discipline et le suivisme, la stigmatisation des mauvais comportements, les contrôles des gendarmes (Ausweis bitte !), soupçonnais des actes de délation.

Fort heureusement, ni ma femme, ni nos enfants pré-adolescents, ne prenaient la chose au sérieux. Discrètement, ma femme « se renseignait » sur « ses réseaux » (de résistance ?), mais ne m’en disait rien. C’était comme si elle réalisait un puzzle, découvrant et assemblant avec patience des morceaux de vérité cachée.

Pour ma part, je restais partagé : la situation était peut-être grave, mais je m’interrogeais sur les restrictions drastiques et inédites des libertés publiques et l’infantilisation clairement mise en œuvre. Je ressentis un vif besoin de solitude, qui me conduisit à faire de longues promenades dans les champs et les bois où je savais que les gendarmes ne traînaient pas (encore que je dusse à une ou deux reprises éviter leur patrouille). Le ciel bleu, les arbres et les vibrations de la campagne me furent d’un infini secours. Je ne croisais personne et c’était heureux ainsi. Le contact avec autrui soudain me répugnait et je sentais en moi monter une pointe, mélange de mépris, de colère et d’incompréhension. Je ne savais si je devais assumer cette position ou m’en garder, car il était évident que le Pouvoir recherchait cela, nous isoler et nous diviser. Bien joué, dus-je concéder, mais j’avais l’intuition que la partie serait encore longue.

A ce jour, elle dure encore cette partie. Je me sens, quoiqu’il m’en coûte (pour paraphraser l’autre), toujours en campagne. Non plus seul comme il y a cinq ans, descendant à la boulangerie et passant devant la kommandantur aux premiers jours du confinement. J’ai noué des relations et même des amitiés avec d’autres authentiques « Gaulois réfractaires », dont une paire (expression locale pour dire quelques-uns, disons quatre ou cinq !) résident dans les environs. Nous nous gargarisons parfois en nous qualifiant de « résistants ». Mais en passant devant la kommandantur, cinq ans après que mon village avait comme perdu son âme, je me demande si j’aurais dépassé la peur et osé ruser avec les Allemands en 1942 comme je l’ai fait avec les gendarmes au printemps 2020… La guerre, le confinement, le courage, le pouvoir, l’obéissance et la collaboration, la résistance, ce fichu printemps a tout rebrassé, pour le pire et pour le meilleur.

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